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Fragonard, Corésus et Callirhoé

Fragonard, Corésus et Callirhoé

L’année 1765 marque en quelque sorte pour Fragonard le début de sa carrière parisienne, au retour d’un long séjour à l’étranger, d’abord en Italie (décembre 1756 - septembre 1761), puis en Hollande (1761-1765) : c’est cette année en effet qu’il décide de solliciter son agrément à l’Académie royale de peinture, première étape avant la réception, qui fera de lui, à son tour, un académicien 1. Comme cela est prévu dans les statuts de l’Académie, Fragonard présente au jugement des académiciens, avec un échantillon de sa production, ce que l’on pourrait appeler, dans la tradition médiévale, un chef-d’œuvre, c’est-à-dire un tableau où il est censé concentrer tout son art. Pour ce faire, il choisit, au sommet de la hiérarchie des genres, la grande peinture d’histoire, et, pour s’y distinguer, un sujet rare, pour ainsi dire jamais représenté en peinture avant lui2 : c’est l’histoire de Corésus et Callirhoé, que Pausanias rapporte dans son Itinéraire de la Grèce, au chapitre qu’il consacre à la toute petite ville de Calydon (VII, 21, 1). L’Itinéraire de la Grèce, sorte de guide archéologique de la Grèce hellénistique écrit au Ier siècle avant Jésus-Christ, avait été traduit en français en 1731, par l’abbé Nicolas Gédoyn, chanoine à la Sainte-Chapelle, puis à l’abbaye de Beaugency, et membre de l’Académie des inscriptions depuis 17113. On ne connaît pas d’autre source antique pour cette légende : la Callirhoé de Chariton d’Aphrodisias, un roman alexandrin contemporain de Pausanias, n’a aucun rapport avec l’histoire qui nous intéresse4.

Fragonard est agréé le 30 mars, « avec applaudissements »5, « avec une unanimité et un applaudissement dont il y a peu d’exemple  »6. Cochin, secrétaire de l’Académie, propose de faire acheter le tableau par le roi, pour qu’il soit tissé aux Gobelins, et de commander au jeune peintre un pendant. L’atelier laissé vacant au Louvre par la mort de Deshays lui sera attribué de préférence à Brenet et à Lépicié, au mépris de la hiérarchie et de l’ancienneté. C’est dire à quel point l’apparition du Corésus et Callirhoé de Fragonard sur la scène parisienne fut un événement.

On connaît au dix-huitième siècle l’histoire de Corésus et Callirhoé par un opéra, composé en 1712 par Destouches sur un livret de Pierre-Charles Roy, qui a connu un certain succès : il est rejoué en effet de 1731 à 1743, puis en 17737. Cet opéra fait lui-même suite à une tragédie d’Antoine de La Fosse, représentée en 17048. Roy résume ainsi l’argument, dans la préface du livret :

« Coresus, grand Prêtre de Bacchus dans la Ville de Calydon, aima passionément la jeune Callirhoé. Il se flatoit de l’épouser ; mais il n’en reçût que des mépris, & les témoignages d’une haine, dont il se trouva si blessé, qu’il en demanda vangeance au Dieu qu’il servoit. Cette vangeance fût prompte & terrible. Tous les Calydoniens se sentirent saisis d’une yvresse qui les armoit les uns contre les autres, & contr’eux-mêmes. On eût recours aux Oracles, pour sçavoir la cause & le remede de tant de malheurs. On apprit que la colere de Bacchus en étoit la source ; qu’elle ne pouvoit estre arrestée amoins que Coresus ne luy immolât Callirhoé, ou quelqu’un qui s’offriroit pour elle. Personne ne se presenta. Elle attendoit à l’Autel le coup fatal, lorsque Coresus la sauva en se sacrifiant luy-même. »

Le tableau de Fragonard représente ce sacrifice, que Roy caractérise, avec les catégories de la Poétique d’Aristote, comme « la Catastrophe ».

I. La scène de Fragonard

Espace vague, espace restreint

On n’accède pas directement à la scène du Corésus et Callirhoé de Fragonard. Dans l’espace de la toile, un second espace est ménagé et délimité, par l’estrade recouverte d’un tapis rouge en bas, par les deux lourds pieds de colonne à gauche et à droite, qui encadrent le lieu du sacrifice.

Cet espace restreint où se déroule la scène proprement dite du sacrifice est donc exposé à nos yeux en retrait, retrait souligné à droite par l’étrange avancée que fait l’estrade au devant de la colonne et par la nature morte du premier plan : complètement à droite, une jarre de faïence bleue et un linge blanc jeté sur la jarre ; puis, en progressant vers la gauche, un énorme couvercle renversé, de bronze ou de cuivre, peut-être le couvercle du lourd récipient fumant placé au fond ; enfin, au milieu du premier plan, le jeté désordonné des franges d’or du tapis rouge.
   Les éléments de la nature morte sont dispersés, disloqués, amalgamés à quelques cailloux erratiques, deux à droite, un au centre, peut-être encore un sur la gauche.
   La puissance du moment pictural a fait voler en éclats la vanité pacifiante du premier plan. De même, le retrait de l’estrade est compensé par l’avancée de Corésus, dont le pied droit dirigé vers le bord de l’estrade annonce la tirade tragique, le grand air d’opéra, l’instant de gloire sur la scène.

Si, aux marges de l’espace scénique proprement dit, la partie droite du tableau est occupée par une vanité que l’effet théâtral pulvérise, la partie gauche est dévolue au public, au peuple de Calydon convoqué dans le temple pour assister au sacrifice de Callirhoé.

Système des regards

S’agit-il au fait d’une cérémonie religieuse engageant la communauté des participants, comme devrait l’être un sacrifice, ou bien d’une scène théâtrale confrontée à un public pour lequel les acteurs jouent un rôle ? C’est vers nous, spectateurs extérieurs à la toile, que Callirhoé s’évanouit, vers nous que Corésus, au moment de la sacrifier, se retourne pour se poignarder. Pourtant, ils ne nous regardent pas : l’évanouissement de la jeune fille, l’ombre de la mort pour le jeune prêtre, voilent et ferment leurs yeux. Le retrait d’estrade établit entre nous et la scène du sacrifice un mur invisible, le fameux quatrième mur de la scène théâtrale classique.

Quant au public représenté à gauche sur la toile, il est bien gêné pour voir une scène qui est dérobée à ses yeux : la lourde colonne de gauche, le muret qui derrière elle barre l’accès à l’estrade, le prêtre aux vêtements blancs écartant les bras pour empêcher quiconque de s’approcher, le jeune homme agenouillé devant Callirhoé, font obstacle au regard, à la participation, à la communion des spectateurs. L’attitude de ces spectateurs est d’ailleurs ambiguë. Nous avons déjà remarqué comment, frontalement, le retrait de l’estrade était contrebalancé par l’avancée de Corésus se jetant pour ainsi dire sur nous, projetant son suicide vers le devant, comme par défi.

De même, sur la gauche, le recul effrayé de la mère en bas est contrebalancé par l’avancée du vieillard au-dessus d’elle. D’horreur, reproduisant le geste imaginé par Timante pour Agamemnon face au sacrifice d’Iphigénie, elle se voile le visage, se soustrait à l’insoutenable vision ; la même horreur précipite au contraire l’auguste personnage vers la scène, pour en repaître ses yeux facsinés.

De même, enfin, de l’autre côté de la colonne de gauche, à l’arrière-plan, le recul du prêtre aux bras étendus est compensé par la poussée de son collègue, tandis que le retrait de l’enfant dont nous croisons le regard saisi d’effroi, entre la colonne et le bras du vieillard, équilibre le buste jeté en avant du jeune acolyte qui porte sur ses genoux le plat circulaire destiné à recevoir le sang du sacrifice.

Du sacrifice à la scène

Cette double contrainte du mouvement, qui aimante vers le centre de la toile et précipite vers sa périphérie, signifie avec force la dimension paradoxale du regard pictural, et plus généralement le rapport ambigu que le spectateur classique entretient avec ce qu’il est venu voir : nous devons voir la scène et cette scène nous est dérobée. Nous sommes pris au piège de ce spectacle d’horreur fascinatoire et l’essentiel de ce spectacle nous échappe. Corésus et Callirhoé se détournent de l’assistance face à laquelle ils sont venus accomplir le rituel du sacrifice, pour se replier dans le drame intérieur, dans l’espace intime de leurs amours malheureuses, pour lesquelles il ne saurait y avoir de public : le refus de Callirhoé face au désir de Corésus, le désir du jeune prêtre de Dionysos mué en suicide par amour, ne relèvent pas de l’espace public du sacrifice religieux, mais de l’espace privé du drame intime, où, en deçà même des personnes affrontées, la chair et l’âme se livrent un ultime combat.

Le tableau représente ce détour et ce changement de statut de la scène : en se détournant de l’assistance à gauche pour s’offrir par effraction à notre regard de spectateurs impudiques9, Corésus et Callirhoé transforment le rituel public du sacrifice en scène théâtrale, virtuellement privée, précipitant ses protagonistes vers la perte de conscience, l’évanouissement et la mort. Le sacrifice inclut la collectivité dans la représentation qu’il orchestre tandis que la scène théâtrale établit une coupure entre l’espace resreint de la scène, fictivement placé en dehors de tout regard, fictivement privé, et le public, qui n’y assiste que par effraction, dans la fiction de ne pas être visible pour les acteurs, de ne pas être présent dans l’espace où ils évoluent.

Se dérobant au sacrifice, dont le rituel n’est d’ailleurs pas accompli (c’est Callirhoé, non Corésus, qui devait mourir), les protagonistes se muent en acteurs, non plus placés sur l’estrade d’un temple, mais sur la scène d’un théâtre. Aux spectateurs peints sur la gauche de la toile sont ainsi substitués les spectateurs réels placés face au tableau et en dehors de lui. La coupure sur la toile entre les spectateurs peints et l’espace restreint de la scène, matérialisée par la colonne de gauche, est remplacée par la coupure immatérielle qui sépare l’espace réel où nous nous trouvons, spectateurs du tableau et extérieurs à lui, de l’espace fictif où évoluent les acteurs. Cette coupure immatérielle est signifiée par leurs yeux fermés, par le retrait de l’estrade, et par la nature morte qui, au premier plan, vole théâtralement en éclats, exprimant dans sa déformation la néantisation scopique constitutive du regard pictural.

La fin du genre

Le Corésus et Callirhoé de Fragonard n’est donc pas seulement le morceau de réception d’un jeune artiste qui sacrifie aux conventions d’un genre académique, la peinture d’histoire, pour obtenir la reconnaissance de l’institution. Fragonard dit la fin du genre. Il met en scène la mort de la performance que sauve in extremis son détournement théâtral. Le quart de tour opéré par les deux personnages principaux et souligné par les trois acolytes (les deux de gauche avancent, tandis que celui de droite recule) place le spectateur dans un espace disjoint de l’espace public, relégué à gauche, et emmure l’histoire dans le secret de ces quatre yeux fermés. Corésus n’exhibe pas au spectateur-lecteur l’histoire exemplaire de sa fin. Il s’exhibe comme corps pour se soustraire comme regard. Quant à la source à laquelle Callirhoé aurait donné naissance, nous n’en trouvons pas trace sur la toile.

Le tableau peut donc se lire à la fois, et contradictoirement, comme moment théâtral, comme explosion d’horreur paroxystique -- avec sa lumière aveuglante et brutale -- et comme repli, comme glissement du rituel à la théâtralité qui mime, joue ce rituel, puis de cette théâtralité à l’évanouissement, au glissement dans l’inconsciencve, au repli dans l’irreprésentable. Le commentaire de Diderot repose sur cette contradiction.

II. Dispositif de la caverne

« Représente-toi donc des hommes qui vivent dans une sorte de demeure souterraine en forme de caverne, possédant, tout le long de la caverne, une entrée qui s’ouvre largement du côté du jour ; à l’intérieur de cette demeure ils sont, depuis leur enfance, enchaînés par les jambes et par le cou, en sorte qu’ils restent à la même place, ne voient que ce qui est en avant d’eux, incapables d’autre part, en raison de la chaîne qui tient leur tête, de tourner celle-ci circulairement. » (Platon, République, VII, 514a.)

Défaut et supplément

Le moins qu’on puisse dire est que l’entrée en matière de Diderot n’est pas enthousiaste :

« Il m’est impossible, mon ami, de vous entretenir de ce tableau ; vous savez qu’il n’était plus au Salon, lorsque la sensation générale qu’il fit, m’y appela. C’est votre affaire d’en rendre compte ; nous en causerons ensemble ; cela sera d’autant mieux que peut-être découvrirons-nous pourquoi après un premier tribut d’éloges payé à l’artiste, après les premières exclamations le public a semblé se refroidir. Toute composition dont le succès ne se soutient pas manque d’un vrai mérite. »

Diderot part d’un double défaut : venu au Salon après que le tableau en avait été ôté, il prétend ne pas l’avoir vu10 ; d’ailleurs, « après un premier tribut d’éloges », le tableau ne s’est pas soutenu devant le public. Diderot a fait défaut ; le tableau a fait défaut.

Ce double défaut ouvre dans le texte un manque à « remplir », introduit donc une logique du supplément :

« Mais pour remplir cet article Fragonard, je vais vous faire part d’une vision assez étrange dont je fus tourmenté la nuit qui suivit un jour dont j’avais passé la matinée à voir des tableaux et la soirée à lire quelques Dialogues de Platon. »

La vision nocturne du philosophe improvisé critique d’art viendra ainsi suppléer l’article Fragonard requis par l’ami Grimm, directeur de la Correspondance littéraire et commanditaire du Salon. Au défaut dans l’ordre du discours, l’article manquant, répond un excès dans l’ordre de l’image, le rêve s’ajoutant à la visite au Salon et à la lecture de Platon pour désigner indirectement les trois usages de l’œil, sensible (« voir »), intelligible (« lire ») et imaginaire (« vision »).
   Le texte pose une demande, « cet article Fragonard », et ne prétend y satisfaire qu’indirectement, par le détour « d’une vision assez étrange ». Le détour instaure la tension discursive : un circuit de la parole est lancé, disposé autour d’un centre absent, désigné par le double défaut liminaire, absence physique et défaillance symbolique du Corésus et Callirhoé de Fragonard.
   Il faut être attentif à cette façon que Diderot a de ne pas enchaîner un raisonnement, mais bel et bien de disposer les choses autour d’une matrice invisible, figurée ici par le tableau lui-même : nul doute d’emblée que le rêve va amalgamer, synthétiser les activités du matin, « voir des tableaux » (et en fait, malgré la dénégation, voir le Corésus), et celles du soir, « lire quelques Dialogues de Platon », et plus précisément lire le mythe de la caverne au début du livre VII de La République. Mais l’ordre de la phrase n’est ni chronologique, ni logique, nous faisant remonter de la nuit au matin pour revenir au soir, selon une syntaxe dont le ressac discursif (« dont je fus » / « dont j’avais ») épouse la possession du cauchemar.

La Caverne

Le compte rendu du rêve est doté d’un titre, L’Antre de Platon et débute par une longue description du dispositif platonicien : assis dans « une longue caverne obscure » le narrateur se rêve enchaîné « parmi une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants » et, « la tête bien prise entre des éclisses de bois », forcé de regarder en direction « d’une toile immense » tendue en face de lui. Derrière lui, divers personnages exposent « de petites figures transparentes et colorées » devant « une grande lampe suspendue », construisant et projetant ainsi des scènes entières sur la toile, selon le procédé de la lanterne magique. On sait que par ce dispositif (plus rudimentaire dans La République où les figurines sont en terre cuite, et donc opaques) Platon entendait figurer l’erreur où nous plonge notre perpception du monde sensible, qui nous fait prendre pour la réalité de simples et trompeuses projections.

Mais dans le contexte du Corésus et Callirhoé de Fragonard ce dispositif redouble en quelque sorte le dispositif même de la peinture : la scène proprement dite, la toile tendue au fond de la caverne, est prise, enchâssée, dans un espace plus vaste depuis lequel elle est non seulement regardée (par les spectateurs enchaînés), mais fabriquée (par les « charlatans »). A l’espace restreint de « la toile tendue au fond de la caverne » s’oppose l’espace vague de la caverne, de la même façon que, dans tout dispositif scénique, et dans le tableau de Fragonard en particulier, à l’estrade encadrée de deux colonnes où se déroule la scène proprement dite du sacrifice-suicide, s’oppose le reste du temple depuis lequel le sacrifice est apprêté (les acolytes, les vieillards en viennent) et donné en spectacle. 
La magie du rêve va tendre à fondre, à amalgamer ces deux espaces, espace de la caverne qui conditionne la représentation et espace du temple, qui constitue l’espace de la représentation. Le temple met en abyme la caverne et répète le même jeu de distanciation et d’illusion, du va-et-vient duquel se nourrit le dispositif scénique.

Revisitée par Diderot, la caverne platonicienne est donc la machine à scènes à quoi s’identifie massivement la production picturale classique :

« Par derrière nous, il y avait des rois, des ministres, des prêtres, des docteurs, des apôtres, des prophètes, des théologiens, des politiques, des fripons, des charlatans, des artisans d’illusions11 et toute la troupe des marchands d’espérances et de craintes. Chacun d’eux avait une provision de petite figures transparentes et colorées propres à son état, et toutes ces figures étaient si bien faites, si bien peintes, en si grand nombre et si variées, qu’il y en avait de quoi fournir à la représentation de toutes les scènes comiques, tragiques et burlesques de la vie.
Ces charlatans, comme je le vis ensuite, placés entre nous et l’entrée de la caverne, avaient par derrière eux une grande lampe suspendue, à la lumière de laquelle ils exposaient leurs petites figures dont les ombres portées par dessus nos têtes et s’agrandissant en chemin allaient s’arrêter sur la toile tendue au fond de la caverne et y former des scènes, mais des scènes si naturelles, si vraies que nous les prenions pour réelles, et que tantôt nous en riions à gorge déployée, tantôt nous en pleurions à chaudes larmes, ce qui vous paraîtra d’autant moins étrange qu’il y avait derrière la toile d’autres fripons subalternes, aux gages des premiers, qui prêtaient à ces ombres les accents, les discours, les vraies voix de leurs rôles. »

La fabrication des images sur la toile par « la troupe des marchands d’espérances et de craintes » ne répond en rien à un quelconque souci d’imitation du réel. Clairement, sa visée, qui engage toutes les institutions sociales, politiques, religieuses, universitaires, est une visée idéologique. 

Au service de ce formatage symbolique, il y a là de quoi représenter, ou « former », toutes les scènes (le mot est employé trois fois) : Diderot parcourt tout le spectre des genres dramatiques, « scènes comiques », pour le genre moyen, « tragiques », pour l’élevé, « burlesques », pour le bas. La typologie des scènes, la hiérarchie des genres est en même temps une réduction symbolique du monde : stylisation, modélisation formelle et conditionnement, asservissement des peuples procèdent d’un même mouvement.

La machine à tromper est en même temps une machine à plaisir. Les scènes illusoires fabriquées par des fripons et des charlatans sont « des scènes, mais des scènes si naturelles, si vraies », que l’on se prend à aimer la tromperie où l’on a été enfermé. Le dispositif herméneutique platonicien a éclaté chez Diderot en un dispositif double, idéologique, qui appelle la distance et la révolte, esthétique qui renonce volontairement à elle pour accéder à la jouissance. 

Comme le tableau de Fragonard, pris entre sacrifice et scène, entre la course à l’abîme de la mort et la théâtralisation distanciée de cette course, tout le texte de Diderot est tendu entre la jouissance du spectacle, de la scène offerte en pâture sur la toile, et la révolte face au « prestige de cet apprêt », qui se manifeste d’abord chez les spectateurs par « quelque effort pour recouvrer la liberté de leurs pieds, de leurs mains et de leur tête », puis par « la meilleure envie de se débarrasser de leurs éclisses et de tourner la tête ». 
Cette tension se manifeste par la conscience intermittente, au sein même du spectacle, de l’existence d’un espace vague, ou hors-scène, espace non-focalisé où se joue la représentation.

Le supplément de la scène

La caverne constitue donc l’espace vague de la représentation, tandis que l’écran de projection, sur le mur du fond, tient lieu de la scène proprement dite. Plus exactement, il est l’espace dévolu au supplément de ce qui était annoncé, en tête de l’article Fragonard, comme un double défaut, externe (Diderot n’a pas vu le tableau) et interne (le tableau n’a pas soutenu, après le premier concert d’éloges, l’émergence des critiques). 

Il y a un vertige du supplément, un irrépressible entraînement à la surabondance : le supplément rétablit dans l’imaginaire ce qui, dans le réel, a fait défaut ; il répond donc à côté de la demande, sans satisfaction possible ; et parce qu’il répond à moindres frais, dans la gratuité du rêve, dans la dilapidation du fantasme, il répond sans fin. Diderot ne décrit donc pas un tableau ; il produit un flux, non seulement un flux d’images fondues l’une dans l’autre, mais des images qui se manifestent comme flux, qui thématisent le flux.

« Aujourd’hui qu’il s’agit de tableaux, j’aime mieux vous en décrire quelques-uns de ceux que je vis sur la grande toile ; je vous jure qu’ils valaient bien les meilleurs du Salon. Sur cette toile tout paraissait d’abord décousu ; on pleurait, on riait, on jouait, on buvait, on chantait, on se mordait les poings, on s’arrachait les cheveux, on se caressait, on se fouettait ; au moment où l’un se noyait, un autre était pendu, un troisième élevé sur un piédestal ; mais à la longue tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait. Voici ce que je vis s’y passer à différents intervalles que je rapprocherai pour abréger. »

On voit comment se met en marche la logique du supplément : « aujourd’hui qu’il s’agit de tableaux » fait référence à la commande de Grimm à Diderot pour la Correspondance littéraire. Telle est la demande : Grimm exige un discours sur les tableaux du Salon, et plus précisément ici sur le tableau de Fragonard. Faute de donner cette description, Diderot se propose de « vous en décrire quelques-uns de ceux que je vis sur la grande toile ». Pourtant, même cette description substitutive ne viendra pas, car « sur cette toile tout paraissait d’abord décousu » : ce qui se manifeste à Diderot dans son cauchemar platonicien, c’est l’étoffe sakespearienne des songes, such stuffed as dreams are made on, du décousu sur de la toile. Entre le support, la toile, et la caractérisation du contenu, décousu, une affinité de texture s’établit, un réseau connotatif par quoi s’établit le court-circuit de l’image. Après le fil du discours défait, décousu, s’impose la surface de la toile, à partir de laquelle une nouvelle continuité s’impose : « tout se liait, s’éclaircissait et s’entendait ». Ce nouveau lien, qui se substitue au fil décousu du langage, est le lien du flux iconique.

Bacchanale

Soyons attentifs à cette première caractérisation du contenu des images : « on pleurait, on riait, on jouait, on buvait, on chantait » ressemble étrangement à la description des prisonniers enchaînés dans la caverne, « la plupart buvaient, riaient, chantaient » : ici aussi une différenciation tombe et un court-circuit sémiotique s’établit. De part et d’autre de l’écran de la représentation, chez les spectateurs comme sur la scène, parmi les regardants comme parmi les regardés, la même bacchanale est à l’œuvre, bacchanale qui prélude certes à l’histoire de Corésus, prêtre de Bacchus, mais plus généralement et profondément dit la confusion des rôles et des positions, la déconstruction des systèmes différentiels constitutifs de la représentation scénique, classique. L’évocation de la Bacchanale est l’évocation contagieuse d’une contagion : elle conjoint ainsi l’évocation fantasmatique d’une perversion sexuelle généralisée (« on se caressait, on se fouettait » esquissant un rituel sado-masochiste), et l’ancienne allégorie des aléas de Fortune (le pendu et le noyé d’une part, l’homme élevé sur un piédestal d’autre part, renvoyant à l’adage latin qui rappelle que la roche tarpéeienne, d’où l’on précipitait les condamnés à mort, est toute proche du Capitole, où l’on couronnait les vainqueurs).

Cette première présentation des images de la toile ne saurait en aucun cas être identifiée, réduite à un prologue à l’histoire de Corésus et de Callithoé. Ce qui se manifeste n’est pas d’ordre narratif. Diderot donne à ressentir un brouillage généralisé, brouillage géométral marqué par la confusion des espaces, brouillage imaginaire, fantasmé comme scénario sado-masochiste, brouillage symbolique enfin, qu’allégorisent les chutes et les élévations de Fortune. Le point de départ du flux d’images, la condition de possibilité de ce flux est une déconstruction radicale et méthodique du dispositif d’effraction scénique, envisagé à ses trois niveaux constitutifs. Diderot ne recourt pas à une narration ; il déploie une dispositif.

III. Dispositif du texte

Le flux iconique

C’est à partir de cette triple présentation du brouillage iconique initial sur la toile que va se mettre en place ce qui tiendra lieu, non du tableau de Fragonard, mais du récit dont ce tableau représente la catastrophe. Or les trois niveaux qui se déploient ici d’emblée, et comme au hasard, constituent en fait, si l’on y prend garde, la matrice, le programme des six tableaux dont Diderot enchaînera la description. Non seulement ils sont structuralement les trois niveaux constitutifs de tout dispositif scénique ; mais ils tiennent lieu ici de la narration qui fait défaut.
   Car la logique du supplément s’est déplacée : le rêve au départ suppléait le double défaut du tableau, la double défaillance de la scène du Corésus et Callirhoé de Fragonard. D’une scène qui se dérobe au regard, d’un espace d’invisibilité, il s’agissait de rendre compte indirectement, par la narration d’un rêve. Car le déploiement du rêve sous la plume de Diderot devrait prendre la forme d’une narration : c’est à une narration que s’attend le lecteur, et c’est une narration qu’a lue et décodée la critique diderotienne, qui rapproche complaisamment les six tableaux que Diderot fait défiler sur la toile de son antre platonicien des cinq actes de la tragédie de La Fosse, ou de l’opéra de Roy et Destouches.

Voyons plutôt :

« D’abord ce fut un jeune homme, ses longs vêtements sacerdotaux en désordre, la main armée d’un thyrse, le front couronné de lierre, qui versait d’un grand vase antique des flots de vin dans de larges et profondes coupes qu’il portait à la bouche de quelques femmes aux yeux hagards et à la tête échevelée. Il s’enivrait avec elle, elles s’enivraient avec lui, et quand ils étaient ivres, ils se levaient et se mettaient à courir les rues en poussant des cris mêlés de fureur et de joie. Les peuples frappés de ces cris se renfermaient dans leurs maisons et craignaient de se retrouver sur leur passage ; ils pouvaient mettre en pièce le téméraire qu’ils auraient rencontré, et je vis qu’ils le faisaient quelquefois. Eh bien, mon ami, qu’en dites-vous ?
GRIMM. Je dis que voilà deux assez beaux tableaux, à peu près du même genre. »

Ce que Grimm caractérise comme les deux premiers tableaux met en scène le trajet de la bacchanale, qui va permettre de constituer le premier mode, la première évocation du brouillage iconique sur la toile. Diderot glisse presque insensiblement de la scène d’intérieur, où « un jeune homme » (une narration le désignerait comme Corésus) s’enivre avec des femmes, à la scène d’extérieur, où la troupe des bacchantes se répand dans les rues. La longueur des phrases, le recours systématique à la parataxe, miment stylistiquement le flux iconique, que thématise d’abord le vin versé, puis les femmes répandues dans les rues. Le drapé même qui habille le jeune prêtre, « ses longs vêtements sacerdotaux en désordre », participe de ce flux. C’est une image qui s’impose (« ce fut »), puis, à la faveur des imparfaits, glisse, se répand et passe. Tout est dans le mouvement qui habite et délimite l’espace calydonien, autour du jeu entre intérieur et extérieur, entre temple et ville : le premier mode d’expression du dispositif est géométral.

La matrice fantasmatique

Les deux tableaux suivants déploient le second mode du brouillage iconique, à partir du motif du déchaînement et du brouillage sexuels :

« DIDEROT. En voici un troisième d’un genre différent. Le jeune prêtre qui conduisait ces furieuses était de la plus belle figure ; je le remarquai et il me sembla, dans le cours de mon rêve, que plongé dans une ivresse plus dangereuse que celle du vin, il s’adressait avec le visage, le geste et les discours les plus passionnés et les plus tendres à une jeune fille dont il embrassait vainement les genoux et qui refusait de l’entendre.
GRIMM. Celui-ci, pour n’avoir que deux figures, n’en serait pas plus facile à faire.
DIDEROT. Surtout s’il s’agissait de lui donner l’expression forte et le caractère peu commun qu’elles avaient sur la toile de la caverne.
   Tandis que ce prêtre sollicitait inutilement la jeune inflexible, voilà que j’entends tout à coup dans le fond des habitations des cris, des ris, des hurlements, et que j’en vois sortir des pères, des mères, des femmes, des filles des enfants. Les pères se précipitaient sur leurs filles qui avaient perdu tout sentiment de pudeur, les mères sur leurs fils qui les méconnaissaient, les enfants de différents sexes mêlés, confondus, se roulaient à terre ; c’était un spectacle de joie extravagante, de licence effrénée, d’une ivresse et d’une fureur inconcevable. Ah ! si j’étais peintre ! j’ai encore tous ces visages-là présents à mon esprit.
GRIMM. Je connais un peu nos artistes, et je vous jure qu’il n’y en a pas un seul en état d’ébaucher ce tableau. »

La narration dont ces images tiennent lieu identifierait ici la déclaration d’amour de Corésus à Callirhoé, le refus de celle-ci, puis la vengeance de Bacchus, qui frappe l’ensemble de la communauté des Calydoniens. Pourtant nous ne trouvons ici aucune des articulations logiques qui permettent d’enchaîner la narration : est-ce parce que « le jeune prêtre [...] était de la plus belle figure », qu’il déclare son amour à « une jeune fille » ? Et comment passe-t-on du troisième au quatrième tableau, présentés non comme successifs, mais comme concomitants (« Tandis que..., voilà que... »). L’articulation qui manque ici est donnée par Pausanias :

« Comme, Corésus épuisant toutes les prières et les promesses de présents, le sentiment de la jeune fille ne changeait pas, il s’en va (ou, variante, il s’assoit) comme suppliant désormais auprès de la statue de Dionysos. Celui-ci entendit les prières du prêtre, et voilà aussitôt que les Calydoniens, comme sous l’effet de l’ivresse, perdaient la raison, et que la mort succédait à leur folie. »

De même, dans l’opéra de Destouches, la scène 5 de l’acte II montre Corésus, enflammé d’une fureur vengeresse, engageant ses prêtres à saccager la ville ; dans la tragédie d’Antoine de La Fosse, c’est à la scène 6 de l’acte II le récit d’Arbas, serviteur du père de Calirhoé, qui rapporte l’invocation du jeune prêtre et, aussitôt en réponse, la manifestation du dieu, « une épaisse vapeur » qui se répand du temple dans la ville.

Le prêtre de Diderot, lui, ne sollicite rien, sa prière éconduite et la catastrophe collective sont simplement juxtaposées, selon une logique qui est celle de l’image et du rêve, où la parataxe se substitue à la syntaxe.

Mais il y a plus : la nature de la vengeance divine a changé. Pausanias et ses adaptateurs au théâtre décrivent une sorte de bacchanale généralisée, mais restent dans le registre bacchique de l’ivresse sacrée. Chez Diderot, de façon inédite, surgit massivement un cauchemar d’inceste généralisé. Il est clair qu’ici se différencie un fantasme sexuel distinct du motif religieux donné par la fable12. Ce fantasme, que motive le récit par Diderot d’un rêve, ne se justifie aucunement sur le plan narratif. Une autre logique est à l’œuvre, que l’on décèle également au fait que le troisième et le quatrième tableaux reproduisent le glissement de la scène d’intérieur, intime, vers son débordement à l’extérieur, en désordre de rue. Ce n’est donc pas simplement une histoire qui s’enchaîne ; c’est aussi une matrice fantasmatique qui se répète, en se thématisant à un autre niveau du dispositif, le niveau imaginaire.

La sanction symbolique

Le même phénomène se répète avec le cinquième tableau :

« DIDEROT. Au milieu de ce tumulte, quelques vieillards que l’épidémie avait épargnés, les yeux baignés de larmes, prosternés dans un temple frappaient la terre de leurs fronts, embrassaient de la manière la plus suppliante les autels du dieu, et j’entends très distinctement le dieu, ou peut-être le fripon subalterne qui était derrière la toile, dire : Qu’elle meure, ou qu’un autre meure pour elle. »

On pourrait traduire cela en une narration, et rétablir entre les éclats de l’image la continuité articulée d’un discours : parce que Bacchus a déchaîné la peste bacchique dans Calydon, les vieillards invoquent le dieu (chez Pausanias, ils se rendent à l’oracle de Dodone) pour savoir comment se délivrer du fléau. Celui-ci alors leur répond que Callirhoé doit mourir, ou une autre victime à sa place. Mais chez Diderot, la réponse du dieu ne répond à aucune question, et les vieillards ne se réunissent pas dans le temple à cause du tumulte dans la ville, mais au milieu de celui-ci : la disposition spatiale supplée l’enchaînement logique.

En revanche, ce cinquième tableau, comme le premier et le troisième, esquisse une scène d’intérieur, un face à face intime, qui, une fois encore, va déborder sur une scène ouverte et publique au sixième tableau. En effet, si l’on suit la description de Diderot le sixième tableau ne se déroule pas dans le temple, mais sur son parvis. Diderot précise que « le temple s’ouvrit derechef à mes yeux » ; il laisse voir du dehors son intérieur. La frontière entre le dehors et le dedans est d’ailleurs soulignée par « une longue marche qui régnait tout le long de la façade ». Cette ouverture n’est donc pas la simple ouverture d’un nouveau tableau, mais bien l’ouverture d’un espace jusque là fermé, la transformation et l’élargissement du temple en espace public où éclatera la catastrophe symbolique : Diderot déforme le temple, faisant du tableau tout en largeur de Fragonard une scène toute en hauteur dans sa description : « De chaque côté de la partie du temple que je découvrais, deux grandes colonnes d’un marbre blanc et transparent semblaient en aller chercher la voûte. » Cette voûte est bien entendu invisible chez Fragonard, qui n’a peint que les bases des deux colonnes. Quant au candélabre sur la droite, selon Diderot « il était si haut que peu s’en fallait qu’il n’atteignît le chapiteau de la colonne » : Corésus chez Fragonard en touche quasiment le sommet. Ce qui compte ici, c’est que du cinquième au sixième tableau s’opère à nouveau cette trouée pour l’œil, ce déploiement visuel vers une extériorité publique de la scène.

Cette fois le niveau d’action dans le dispositif général est le niveau symbolique, où s’énonce le verdict divin et sa réponse humaine, le sacrifice. A chacun des niveaux, géométral, imaginaire et symbolique, le basculement de la scène fermée vers la scène ouverte s’effectue comme un trajet pour l’œil, comme l’expérience d’un franchissement de l’écran de la représentation, comme le passage d’un espace restreint à un espace vague. Ce glissement vers le vague est contrebalancé par une focalisation de plus en plus précise : « un jeune homme » devient « le jeune prêtre qui conduisait ces furieuses », puis « ce prêtre ». De même l’intérieur du temple n’est pas même esquissé avant le cinquième tableau, qui ne mentionne encore que très vaguement « les autels du dieu » : les personnages évoluent dans un non-espace qui ne se définit comme intérieur que par défaut face à l’extériorité des rues. Il n’y a donc pas réellement six tableaux : leur succession aboutit par défaut au « lieu de la scène du tableau de Fragonard », il n’y a à proprement parler qu’un seul lieu, et donc qu’une seule scène.

IV. La scène de Diderot

Scansion du flux et dialogisme : le rôle de Grimm

Toute la mise en scène de la caverne n’a-t-elle pas justement pour fonction de déjouer l’illusion narratologique du récit ? Diderot n’insiste-t-il pas assez sur le caractère décousu, brouillé, insensé, des scènes qui se projettent sur la toile13 ? Lorsqu’il en vient, dans son rêve, à quelque chose qui tient lieu du récit de Pausanias, il est remarquable que le discours diderotien devient dialogue : c’est à Grimm, l’interlocuteur distancié, mais peut-être aussi victime de l’illusion, qu’il revient de circonscrire les limites des tableaux, de découper dans le flux des images des unités séquentielles discrètes. Grimm narrativise le flux iconique ; en le ponctuant, il le rend d’une certaine façon lisible, mais d’une autre façon il le dénature.

Par le jeu dialogique Diderot indique qu’il compose avec deux logiques productives de sens, d’une part un flux continu d’images, d’autre part ce que Grimm caractérise comme une galerie de tableaux, c’est-à-dire une disposition de scènes en regard :

« GRIMM. Mais mon ami, du train dont vous rêvez, savez-vous qu’un seul de vos rêves suffirait pour une galerie entière ? »

Les images projetées sur la toile de la caverne fonctionnent donc comme des éléments narratifs, ou plus exactement des scènes indirectes disposées autour d’un centre absent, le tableau de Fragonard, qui, au début du texte, fait défaut, et, à sa fin, doit être suppléé. Grimm reconnaît ainsi, du dehors, d’abord l’assise géométrale du dispositif scénique, le « lieu de la scène » :

« GRIMM. C’est que le temple que vous venez de décrire est exactement le lieu de la scène du tableau de Fragonard. »

Puis, du lieu, on passe au point de vue et à la disposition des personnages en fonction de la perspective choisie, première étape vers l’accès à la dimension scopique :

« Je me doute bien que l’espace plus reculé était rempli de monde, mais de l’endroit que j’occupais dans mon rêve et dans la caverne, je ne pouvais rien voir de plus.
GRIMM. C’est qu’il n’y avait rien de plus à voir, que ce sont là tous les personnages du tableau de Fragonard, et qu’ils se sont trouvés dans votre rêve placés tout juste comme sur la toile.
DIDEROT. Si cela est, ô le beau tableau que Fragonard a fait ! »

Mais la dimension scopique ne se révèle pleinement que lorsque de la disposition, on passe à l’effet :

« GRIMM. Voilà le tableau de Fragonard, le voilà avec tout son effet. »

L’effet caractérise le moment de la cristallisation scopique, lorsque le flux des images se fixe dans une disposition stable et, par cette disposition arrêtée, fait sens comme dispositif de représentation. Grimm alors récapitule :

« GRIMM. C’est le même temple, la même ordonnance, les mêmes personnages, la même action, les mêmes caractères, le même intérêt général, les mêmes qualités, les mêmes défauts. »

L’énumération glisse du géométral au scopique (l’intérêt, c’est ce qui attire l’œil, ce qui arrête le regard) et poursuit au-delà, vers le jugement distancié, la pesée des qualités et des défauts : du sens interne de la scène, produit par l’effet, par la cristallisation scopique, on passe au sens externe pour le spectateur, qui ouvre à la dimension symbolique du dispositif.

Néantisation et cristallisation scopique

Mais de quel dispositif s’agit-il cette fois-ci ? Il ne s’agit plus de la caverne, ni même du flux d’images projetées sur la toile, mais bien à nouveau d’une scène, de ce qui tend à se reconstituer comme l’équivalent du tableau de Fragonard. Dans ce processus, la cristallisation scopique constitue l’étape décisive :

« Le ciel brillait de la clarté la plus pure ; le soleil semblait précipiter toute la masse de sa lumière dans le temple et se plaire à la rassembler sur la victime, lorsque les voûtes s’obscurcirent de ténèbres épaisses qui s’étendant sur nos têtes et se mêlant à l’air, à la lumière, produisirent une horreur soudaine. A travers ces ténèbres je vis planer un génie infernal, je le vis : des yeux hagards lui sortaient de la tête ; il tenait un poignard de la main, de l’autre il secouait une torche ardente ; il criait. C’était le Désespoir, et l’Amour, le redoutable Amour était porté sur son dos. »

Diderot commence par évoquer la lumière : le point focal de la représentation, où elle vient se concentrer, est la poitrine de Callirhoé, ou plus exactement chez Fragonard son téton gauche dénudé, à l’intersection des deux diagonales, décentrées vers la droite, qui structurent l’ensemble de la composition. La lumière et donc l’œil du spectateur se précipitent, se rassemblent vers ce téton, l’objet du désir, au moment où l’action véritable de la scène se trame plus haut, dans le renoncement à cet objet.

L’allégorie de l’action précède celle-ci : Diderot décrit le génie du Désespoir, qui annonce le suicide de Corésus, accompagné d’un Cupidon vengeur, qui en donne la cause. L’allégorie envahit l’espace scénique au moment où la lumière se retire. C’est dire que l’allégorie n’est paradoxalement pas visuelle, que c’est une image donnée à lire faute de voir : l’avènement de la scène, son « horreur soudaine », passent préalablement par une néantisation scopique, c’est-à-dire que le tableau nie l’œil du spectateur, effondre sur la toile ce sur quoi l’œil pourrait appuyer, étayer un regard. Les ténèbres, mais aussi les yeux hagards du génie, des yeux qui ne voient pas, effondrent la profondeur géométrale de l’espace perspectif ; l’allégorie appelle un décodage, mais se donne d’abord comme énigme, et donc comme dépression du sens, comme effondement symbolique.

Par les répétitions, Diderot sait donner à son récit la scansion hallucinée du cauchemar : « je vis planer un génie infernal, je le vis » ; « l’Amour, le redoutable Amour ». La néantisation scopique ouvre, par l’horrification, c’est-à-dire par une sorte d’expérience de l’aveuglement, à un autre usage de l’œil, non plus au regard, mais à la vision. Le Désespoir s’impose, enveloppe et menace comme une vision, comme un fantôme. Diderot parlera plus loin de « simulacres », et de « ces fantômes intéressants et sublimes ». Toute représentation est un favntasma, un fantôme : Diderot jouera sur le mot dans la préface du Salon de 1767 et dans le Paradoxe sur le comédien, afin de faire à sa manière émerger et valoir, dans l’économie de l’image, la dimension du fantasme.

L’abjection intime

Diderot, qui sait si bien ailleurs être lapidaire, dilate ici au contraire le temps, décompose les moindres mouvements, déployant dans toute son intensité le moment de l’action proprement dite :

« A l’instant, le grand-prêtre tire le couteau sacré, il lève le bras ; je crois qu’il en va frapper la victime, qu’il va l’enfoncer dans le sein de celle qui l’a dédaigné et que le Ciel lui a livrée ; point du tout, il s’en frappe lui-même. Un cri général perce et déchire l’air. Je vois la mort et ses symptômes errer sur les joues, sur le front du tendre et généreux infortuné ; ses genoux défaillent, sa tête retombe en arrière, un de ses bras est pendant, la main dont il a saisi le couteau le tient encore enfoncé dans son coeur. »

Tout l’article FRAGONARD du Salon de 1765 converge vers ce moment. Le couteau de Corésus répète le poignard du Désespoir ; le changement de direction du coup, l’écart pour l’œil de la victime offerte au bourreau sacrifié, reproduit l’écart initial de la tache de lumière sur le sein de Callirhoé à l’irruption du génie amenant les ténèbres. Le pas-de-sens, ce trajet pour l’œil qui retourne l’incompréhensible en signification, a été ainsi en quelque sorte préparé. Enfin, la lente retombée du corps de Corésus suicidé, rythmée par une longue parataxe, reproduit le flux du premier tableau de Bacchanale imaginé par Diderot.

Une fois posé ce pas-de-sens, qui est comme la mise en abyme du centre absent de l’ensemble du texte, le tableau réel de Fragonard que Diderot est supposé ne pas avoir vu, Diderot rétablit tout autour un système des regards, dont le réseau rétablit un espace de la représentation :

« Tous les regards s’attachent ou craignent de s’attacher sur lui ; tout marque la peine et l’effroi. L’acolyte qui est au pied du candélabre a la bouche entrouverte et regarde avec effroi ; celui qui soutient la victime retourne la tête et regarde avec effroi ; ces deux prêtres âgés dont les regards cruels ont dû se repaître si souvent de la vapeur du sang dont ils ont arrosé les autels, n’ont pu se refuser à la douleur, à la commisération, à l’effroi, ils plaignent le malheureux, ils souffrent, ils sont effrayés ; cette femme seule appuyée contre une des colonnes, saisie d’horreur et d’effroi, s’est retournée subitement ; et cette autre qui avait le dos contre une borne s’est renversée en arrière, une de ses mains s’est portée sur ses yeux, et son autre bras semble repousser d’elle ce spectacle effrayant ; la surprise et l’effroi sont peints sur les visages des spectateurs éloignés d’elle ».

Les regards des spectateurs internes, dans la toile, préfigurent le regard du spectateur externe, sur la toile. Ils regardent et ils ne regardent pas. Ils se jettent en avant et ils se rejettent en arrière. Tous sont marqués par l’ambivalence de l’abject, dont Julia Kristeva a montré, dans Pouvoir de l’horreur, qu’elle formait un couple fascination/abjection où la précipitation sans distance vers la chose et le détour horrifié ne constituaient que l’avers et le revers d’une même appréhension, que ne délimite, ne circonscrit, aucun sujet séparé, aucun objet distinct.

On comprend dès lors que si l’ensemble du texte se construit comme représentation d’un défaut et instauration d’un supplément, c’est que le tableau thématise très profondément cette insoutenable défaillance intime par laquelle se noue le jeu de l’abject, qu’il borde de sublime ce trou abject dans la représentation. Diderot recourt encore, avec le mot « effroi », au procédé de répétition psalmodique qui substitue au sens syntaxique la propagation rythmique, la transfusion sensible d’un pas-de-sens, comme le battement de cœur de l’effroi.

Dans ce pas qu’accomplit l’œil du sein de Callirhoé au cœur sanglant de Corésus, quelque chose d’essentiel s’effondre par quoi tient l’ensemble du dispositif, le dispositif de la scène peinte par Fragonard et le dispositif du texte écrit par Diderot. Nous avons tenté de montrer comment Fragonard, dont le Corésus et Callirhoé constitue pour ainsi dire le dernier tableau d’histoire, représentait là non pas tant une scène du grand genre que la crise de la scène et, d’une certaine manière, par le suicide du prêtre, la fin de ce type de dispositif. La scène se nourrit de son achèvement. Mais cet achèvement ne peut entrer dans une telle résonance avec l’économie du propre texte de Diderot que parce qu’il achève également autre chose, où Diderot est intimement atteint. Le rêve symptomatise d’emblée cette atteinte, que le texte n’exprime qu’indirectement, par le basculement des regards peints sur la toile vers le regard du narrateur. Apparaît alors une figure inattendue :

« mais rien n’égale la consternation et la douleur du vieillard aux cheveux gris, ses cheveux se sont dressés sur son front, je crois le voir encore, la lumière du brasier ardent l’éclairant, et ses bras étendus au dessus de l’autel : je vois ses yeux, je vois sa bouche, je le vois s’élancer, j’entends ses cris, ils me réveillent, la toile se replie et la caverne disparaît. »

Ce n’est donc pas le suicide proprement dit qui interrompt le rêve, mais l’apparition de ce vieillard dont la vision (le verbe « voir » est employé quatre fois) devient si insoutenable qu’elle « replie » la toile de la représentation. Pourquoi ce personnage secondaire chez Fragonard produit-il tant d’effet chez Diderot ? Le lecteur familier de Diderot songera alors à un autre tableau de vieillard, produit avec la même émotion quoique dans un tout autre genre et contexte :

« Son image sera toujours présente à ma mémoire ; il me semble que je le vois dans son fauteuil à bras14, avec son maintien tranquille et son visage serein ; il me semble que je l’entends encore. [...] C’était en hiver. Nous étions assis autour de lui, devant le feu, l’abbé, ma sœur et moi. » (VERS II 484 ; DPV XII 465.)

Il s’agit du début de l’Entretien d’un père avec ses enfants, rédigé probablement en 1770, mais relatant la dernière visite de Diderot à son père, en 175415, avant sa mort en 1759 : Diderot souffrit beaucoup de ne pas pouvoir se trouver au chevet de son père et le voyage à Langres qu’il fit pour régler la succession fut une épreuve. L’image obsédante du père tant aimé et contre lequel il s’était tant révolté demeura en Diderot jusqu’au voyage à Langres de 1770, qui fut pour lui l’occasion de payer sa dette de fils par l’écriture de l’Entretien.

L’image idéale et sereine du père, le beau vieillard devant le feu dont Diderot nous dit que la voix comme la figure le hantent16, semble s’être répercutée, défigurée dans le cauchemar de 1765, ravivée peut-être par l’évocation du poignard du Désespoir, puis du couteau sacré : le père de Diderot était coutelier. On comparera « je crois le voir encore », en 1765, avec « il me semble que je le vois », en 1770 ; mais le feu de cheminée est ici un « brasier ardent », et le ton de la conversation entrecoupée par la rêverie se démutiplie et déforme en « cris », qui répercutent et condensent le « cri général » des spectateurs et suppléent le silence terrifiant de Callirhoé évanouie et de Corésus mourant.

On a vu comment le cœur du tableau se composait à partir d’un écart pour l’œil, de Callirhoé à Corésus : ce n’est pas la bonne mort. Sur le plan sonore, ce cri constitue également un écart, comme si la mort de Corésus, dans le rêve de Diderot, devenait cri d’agonie du père récemment disparu.

Le sacrilège que représente la scène ne peut dès lors être ressenti par notre philosophe que comme une figure de sa propre révolte de fils : rappelons que le mariage de Diderot s’était fait contre le consentement de son père. Tout se passe comme si Fragonard fournissait ici à Diderot la scène de la douleur de son père face au mauvais choix de son fils préféré, la mort du père face à l’échec de son couple17. Diderot voit en rêve la mort de son père qu’il n’a pu voir en 1759 ; le rêve lui fournit le supplément d’une vision essentielle dont le réel l’a privé, mais il la lui fournit au prix de sa propre mort : dans la scène imaginaire, le fils meurt aux yeux du père, payant le prix de ce que, dans la scène réelle, le père n’est pas mort aux yeux du fils.

Scène primitive

Mais il faut pousser plus loin. Dès lors qu’on voit apparaître, dans la fiction textuelle, un contenu fantasmatique par quoi la scène de Fragonard est appropriée en scène de Diderot, seule la prise en compte et l’articulation de tous les éléments fantasmatiques de la fiction permettra de valider l’analyse. Nous avons montré comment le texte de l’article FRAGONARD s’organisait comme supplément d’un double défaut, interne et externe. Nous avons mis en relation le défaut externe (Diderot, qui a visité tardivement le Salon de 1765, prétend ne pas avoir vu le tableau de Fragonard) avec l’absence du philosophe en 1759 au chevet de son père mourant. Diderot annonce en effet ainsi la nouvelle à Grimm :

« Voilà le dernier coup qui me restait à recevoir ; mon père est mort. Je ne sais ni quand ni comment. Il m’avait promis, la dernière fois que je l’ai vu, de me faire appeler dans ses derniers instants. Je suis sûr qu’il y a pensé, mais qu’il n’a pas eu le temps. Je n’aurai vu mourir ni mon père, ni ma mère. Je ne vous cacherai pas que je regarde cette malédiction comme celle du ciel. » (9 juin 1759.)

Quant au défaut interne, cette défaillance que le tableau de Fragonard thématise par le sacrifice dévoyé, on peut l’identifier au défaut d’image de Diderot arrivé à Langres pour le partage des biens du père :

« Quand je passe dans les rues, j’entends des gens qui me regardent et qui disent : C’est le père même. Je sais bien qu’il n’en est rien, et que, quoi que je fasse, il n’en sera rien. Un de nos grands vicaires avait plus de raison peut-être, lorsqu’il me disait : Monsieur, la philosophie ne fait point de ces hommes-là. » (Lettre à Grimm du 14 août 1759.)

Face à la scène des ultima momenta du père, Diderot à fait défaut. Mais sur la scène langroise, Diderot fait encore défaut, comme image défaillante du père : le philosophe ne vaut pas le coutelier, malgré la ressemblance physique. Denis n’est pas de cette étoffe d’homme dont était son père ; Corésus comme Denis ne sont pas à la hauteur du couteau sacré qu’ils sont sommés de scénographier.

Dans le dialogue qu’il imagine avec Grimm au sujet de son rêve, Diderot fait justement remarquer l’indifférenciation sexuelle des protagonistes du sacrifice :

« Nous avons seulement observé dans le tableau que les vêtements du grand-prêtre tenaient un peu trop de ceux d’une femme.
DIDEROT. Attendez ; mais c’est comme dans mon rêve.
GRIMM. Que ces jeunes acolytes, tout nobles, tout charmants qu’ils étaient, étaient d’un sexe indécis, des espèces d’hermaphrodites.
DIDEROT. C’est encore comme dans mon rêve. »

Cette indifférenciation est implicitement rapportée, par le dispositif textuel, au quatrième tableau imaginé par Diderot, qui transforme la peste bacchique de Pausanias en inceste généralisé. Tous les éléments du fantasme convergent vers un scénario pré-œdipien : regards hagards et vision horrifiée, tant dans le tableau que face à lui, s’inscrivent dans une relation pré-objectale, qui ne circonscrit pas une scène, mais se laisse, ou refuse de se laisser envelopper par les monstres du monde des choses. La bacchanale dit le brouillage des générations et la perversion polymorphe du désir archaïque, qui ne se définit par rapport à aucune loi. L’androgynie, enfin, caractérise le sujet pré-œdipien, qui ne s’est pas encore, et à tous points de vue, différencié.

Ce qui du tableau de Fragonard retentit tout particulièrement dans l’imaginaire diderotien, ce n’est donc pas seulement l’intervention tardive, la douleur du père face à la honte du fils ; c’est aussi cette fusion qu’il imagine des corps de Corésus et de Callirhoé, baignés et réunis dans la même tache lumineuse, alors que l’histoire, à tout moment, les sépare et les oppose. L’effet général d’androgynie ne tient pas tant à la grâce féminine des visages et des vêtements des personnages qu’à la création de ce corps mixte au cœur de la toile, Corésus et Callirhoé fondus en une masse unique, leurs visages symétriquement identiques alors que l’une revient de la mort, que l’autre y tombe.
   Il y a donc là tous les éléments de ce que Freud désignerait comme une scène primitive, où tout à la fois se perpètre une atteinte intime et se révèle un savoir, où prend figure l’interrogation existentielle de l’enfant sur ses origines, sur la conception et, dans cette conception, sur l’articulation de la douleur et de la jouissance. A sa manière, le texte de Diderot dispose une telle scène : le scénario sexuel pré-œdipien s’y inscrit sur le mur de la caverne platonicienne, par quoi est figuré le processus de la connaissance.

Mais cette scène est inversée : le couple qui est ici donné à voir n’est pas le couple parental ; ce sont des enfants, « une jeune fille » et un « tendre et généreux infortuné ». Réciproquement le spectateur privilégié de la scène n’est pas l’enfant, mais « un vieillard dont le caractère et les cheveux gris me frappèrent ». Dans une perspective strictement freudienne, cette inversion semble défier l’interprétation, d’autant plus que l’enfance de Diderot est très mal connue, rendant difficile l’investigation psychanalytique.

Quel sens donner à l’inversion ? Inversion sexuelle18 ? Inversion structurelle plutôt : ce n’est qu’avec l’Œdipe que la mise en scène du meurtre du père renversera la donne primitive dont il est question ici, la mise à mort du fils. Rappelons-le, ceci n’est pas une scène, Diderot ne l’a pas vue, mais, en amont de la scène, un rêve, où le thème bacchique de l’indifférenciation instaure un régime pré-œdipien de monstration et de signification. J’ai proposé, dans Image et subversion, que la scène originaire de Totem et tabou soit réinterprétée non plus comme meurtre du père, qui est le meurtre œdipien que prend en charge, dans le monde des objets, la représentation scénique, mais, en deçà de lui, dans le monde des choses, le meurtre du fils, qui est le seul véritable meurtre insoutenable, le meurtre même que l’instauration du totem, ou l’institution symbolique, ou encore l’avènement de la culture et de la représentation, entreprennent de conjurer. Ce que l’enfant reçoit, dans la terreur, face à la scène primitive, c’est le spectacle de sa propre mise à mort, puisqu’il ne se conçoit pas distinct de la mère qu’il imagine alors éventrée.

Pour comprendre ce qui se joue exactement ici, il nous faudra saisir la rencontre entre une aventure subjective, intime, l’histoire personnelle de Diderot, et un univers culturel, un tissu commun, partagé, de représentations. Diderot ne dialogue pas avec une représentation ponctuelle du Corésus et Callirhoé, mais, par elle, avec un réseau iconographique, qui fait sens par delà le tableau singulier de Fragonard. Pour dégager ce réseau, il sera nécessaire de comprendre comment, et à partir de quels matériaux, Fragonard a travaillé.

V. Le travail de Fragonard

Il ne s’agit pas ici simplement de la genèse d’une œuvre, mais de ce que Diderot était susceptible de percevoir, ne serait-ce qu’intuitivement, de cette genèse.

Quelques inexactitudes de Diderot

La comparaison entre le tableau de Fragonard et la description qu’en donne Diderot fait apparaître quelques différences : nous avons signalé l’effet de hauteur, pour un tableau qui est en fait plus large que haut et un temple dont on ne voit que les bases des colonnes. Mais nous avons tenté de montrer que ce changement de cadrage avait sa logique dans le récit diderotien, où l’ouverture de la scène vers l’extérieur et la nécessité de faire sentir dans toute sa longueur le flux iconique motivaient la verticalité de la description.
   On comprend moins bien en revanche pourquoi les trois acolytes peints par Fragonard deviennent quatre chez Diderot. Diderot décrit d’abord avec une assez grande exactitude les deux jeunes gens qui à droite encadrent Corésus : le premier « alla s’accroupir au pied du candélabre et s’appuyer les bras sur la saillie de la base de la colonne intérieure »19 ; le second, que Diderot imagine d’abord arrêté derrière Corésus, « tenait un peu relevé » le corps évanoui de Callirhoé. Vient ensuite le troisième :

« Tandis que la malheureuse destinée des hommes et la cruauté des dieux ou de leurs ministres20, car les dieux ne sont rien, m’occupaient et que j’essuyais quelques larmes qui s’étaient échappées de mes yeux il était entré un troisième acolyte, vêtu de blanc comme les autres et le front couronné de roses. Que ce jeune acolyte était beau ! Je ne sais si c’était sa modestie, sa jeunesse, sa douceur, sa noblesse qui m’intéressaient, mais il me parut l’emporter sur le grand-prêtre même. Il s’était accroupi à quelque distance de la victime évanouie et ses yeux attendris étaient attachés sur elle. Un quatrième acolyte, en habit blanc aussi, vint se ranger près de celui qui soutenait la victime, il mit un genou en terre, et il posa sur son autre genou un grand bassin, qu’il prit par les bords comme pour le présenter au sang qui allait couler. Ce bassin, la place de cet acolyte et son action ne désignaient que trop la fonction cruelle. »

Le troisième acolyte pourrait être le jeune homme accroupi à gauche qui effectivement chez Fragonard attache ses regards sur Callirhoé. Mais il est comme Corésus couronné de lierre, l’attribut de Dionysos, et non de roses comme Callirhoé. Quant au quatrième, il ne correspond à rien dans le tableau de 1765, mais trouve un équivalent dans la première version peinte un ou deux ans plus tôt par Fragonard et actuellement conservée à Angers : Fragonard avait prévu initialement, quoique dans une disposition différente, quatre acolytes pour le prêtre et peint, au premier plan à droite, un jeune homme un genou en terre. Quant aux couronnes, qui distinguent les acolytes des simples spectateurs, celles d’Angers comportent un peu de rose. Le bassin pour recueillir le sang du sacrifice est en revanche, dans les deux versions, tenu par l’acolyte agenouillé à gauche.

Fragonard, Corésus et Callirhoé (version d’Angers)

Fragonard, Corésus et Callirhoé (version d’Angers

Scènes vues par Diderot

Ici se pose la question de ce que Diderot a réellement vu. Il a vu le tableau du Louvre bien-sûr, et il l’a vu, malgré ses dénégations, au Salon, accroché à gauche, selon l’esquisse de Saint-Aubin, sous le Guillaume le conquérant de Lépicié. Grimm le certifie en tout cas aux lecteurs de la Correspondance littéraire, en feignant de s’adresser à Diderot, comme en réponse à son article FRAGONARD :

« car enfin, tout ce beau rêve que vous venez de me conter, vous l’avez fait au Salon, en contemplant le tableau de Fragonard, et la plupart du temps, si je m’en souviens, j’avais le plaisir d’être à côté de vous et de vous entendre rêver tout haut. » (CFL VI 200.)

Mais Diderot n’aurait-il pas vu également le tableau d’Angers, d’où il semble extrapoler les roses sur les couronnes et le quatrième acolyte ? Dans le Salon de 1767, juste après avoir comparé, non sans mépris, les maigres productions exposées par Fragonard à celles de Taraval, Diderot confie en effet :

« Il y a quelque temps que j’entrai par curiosité dans les ateliers de nos élèves ; je vous jure qu’il y a des peintres à l’Académie à qui ces enfants-là ne céderaient pas la médaille. Il faut voir ce qu’ils deviendront. » (DPV XVI 426 ; VERS IV 759.)

Curieux de tout, Diderot furète et s’insinue partout. N’aurait-il pas visité l’atelier de Fragonard avant de rédiger le Salon de 1765 ?

Or la version d’Angers traite tout à fait différemment la conversion de la narration en scène : figurant Bacchus au fond dans un nuage de fumée, de façon que la statue du dieu émerge à la manière d’une apparition et suggère l’intervention divine à laquelle le sacrifice vient répondre, Fragonard superposait alors très explicitement la profondeur temporelle de la narration à la profondeur spatiale de sa scène. Il perpétuait ainsi une tradition héritée de la Renaissance21.

Mais de quelles peintures antérieures à Fragonard les versions d’Angers puis du Louvre s’inspirent-elles ? Comment Fragonard a-t-il travaillé ? Le rapprochement avec le dessin de Natoire est peu concluant, même si Natoire était le maître de Fragonard et a pu lui suggérer le choix du sujet. Pierre Rosenberg en suggère d’autres : la Mort de Virginie par Doyen, qui avait fait sensation au Salon de 175922, et surtout Le Sacrifice d’Iphigénie de Carle Vanloo, dont une esquisse se trouve au Metropolitan Museum à New-York, et la toile achevée, qui date de 1757, appartient au Nouveau Palais de Potsdam23.

L’examen attentif de la composition de Vanloo révèle une surprise : Vanloo s’est inspiré de très près d’un dessin de Luca Giordano, justement un Corésus et Callirhoé, qui pourrait avoir été exécuté en 1704, à l’occasion des représentations de la tragédie d’Antoine de La Fosse. Vanloo a nécessairement eu le dessin entre les mains, tant la ressemblance est saisissante ; on peut raisonnablement penser que Fragonard en a eu également connaissance par lui. Diderot quant à lui, s’il n’a pas vu le dessin de Giordano, a eu l’occasion de méditer face à l’Iphigénie de Vanloo au Salon de 1757.

Le Corésus et Callirhoé de Luca Giordano

Corésus et Callirhoé - Luca Giordano
Corésus et Callirhoé - Luca Giordano

Le dessin de Giordano permet de comprendre comment Fragonard a travaillé. Ce dessin est très certainement une des sources principales d’inspiration de Fragonard, car il a de très forts points communs à la fois avec la version préparatoire d’Angers et avec la version définitive du Louvre, pourtant fort dissemblables entre elles.

Giordano adopte déjà une composition décentrée vers la droite. Mais le point focal de la représentation est chez lui la statue de Bacchus, une statue de pierre sans ambiguïté, que Fragonard, dans la version d’Angers, relègue en arrière-plan et dilue dans une nuée lumineuse avant de la faire disparaître dans la version du Louvre. Cette évolution est très importante : Fragonard fait disparaître la figure du dieu, qui donnait la signification et la justification symbolique à la scène ; il lui substitue le génie du Désespoir, qui allégorise un effondrement symbolique. C’est dans ce contexte que Diderot va promouvoir à gauche la figure du vieillard, véritable supplément symbolique du père déchu.

Le groupe de femmes au premier plan à gauche est composé chez Giordano d’une mère indifférente au sacrifice qu’elles ne voit pas et d’une jeune fille qui se retourne et voit : on est dans la logique de gradation expérimentée dans le célèbre tableau de Poussin, Les Effets de la terreur. La version d’Angers conserve cette opposition des deux femmes, mais en les retournant, de façon à ramener le regard vers le centre, à éviter un effet centrifuge24.

La version du Louvre conserve cette disposition, mais c’est cette fois la mère qui voit le spectacle, et sa compagne qui, de derrière la colonne ne le voit plus : le groupe de personnages est désormais totalement intégré à la scène, tout en conservant le jeu différentiel imaginé par Giordano. Ici encore se dessine un processus de recomposition symbolique très important : la mère détournée chez Giordano matérialisait très techniquement au premier plan l’écran de la représentation, cet obstacle invisible que l’œil du spectateur doit franchir pour pénétrer dans la scène ; chez Fragonard elle est désormais associée à la figure paternelle qui la surplombe et participe à la contagion horrifiante du spectacle. Au couple horrifiant des enfants dans l’espace restreint, Fragonard oppose le couple horrifié des parents dans l’espace vague. Le vieillard de gauche n’est donc pas un spectateur parmi d’autres, mais la figure décisive qui permet cette recomposition.

D’où cette figure vient-elle ? Dans la version d’Angers, le prêtre que Giordano avait placé à gauche au-dessus de la mère se change sous le piceau de Fragonard en un jeune acolyte, mais il est toujours à la fois séparé spatialement et relié symboliquement, par sa fonction signifiée par son vêtement. Dans la version du Louvre, Fragonard le laïcise et le vieillit à nouveau, revenant ainsi en quelque sorte au modèle initial de Giordano, qui nous semble toujours servir de modèle de référence.

Corésus chez Giordano tombe entre deux prêtres25. Fragonard fait passer Corésus de l’autre côté, mais maintient à gauche deux acolytes : celui de droite est affecté au soutien de Callirhoé, mais celui de gauche est quelque peu désœuvré, tandis que Corésus tombe dans le vide. Ces gaucheries soulignent l’emprunt.

A droite, Giordano imagine un jeune homme se précipitant, trop tard, au secours de Corésus26. Il contourne Callirhoé et, déséquilibré par elle, il fait un étrange geste de la main droite pour rétablir son équilibre et ne pas tomber de la marche. Ce personnage, qui se justifie peu, disparaît d’abord dans la version d’Angers : Fragonard lui substitue deux spectateurs, plus à l’écart. Mais dans un second temps, Fragonard réemploie ce geste, cette posture pleine de vivacité : en l’inversant, il en fait la posture même de Corésus, dont le bras gauche levé et le coude droit tendu en avant répondent symétriquement au bras gauche baissé et au coude ramené en arrière chez Giordano. Si l’on se reporte maintenant au Corésus d’Angers, on s’aperçoit qu’il avait déjà pris cette posture, malheureusement brouillée par un drapé inversé. Le drapé du Corésus du Louvre rétablit le mouvement tournant de la droite vers la gauche, vers le centre donc de la composition : même si ce mouvement est illogique, il assure la cohésion centripète de la composition27.

Enfin, le jeune homme qui disposait des offrandes au premier plan subsiste dans la version d’Angers, même s’il vient cette fois non de la gauche, mais de la droite28. Or chez Giordano, il jouait un rôle essentiel de triangulation, entre Corésus et Callirhoé, assurant l’équilibre du cœur de scène, appuyant la limite entre espace vague et espace restreint. Cette fonction n’a plus lieu d’être chez Fragonard, qui a décidé de fondre l’un dans l’autre Corésus et Callirhoé. Fragonard en tiendra compte dans la version du Louvre, où ce personnage disparaît, remplacé plus haut, contre la colonne de droite, par l’acolyte craintivement agenouillé au pied du candélabre : c’est la même position, mais déplacée et retournée. À l’emplacement du personnage disparu subsiste cependant la nature morte du premier plan à droite. Le bassin sacrificiel devient purement décoratif : c’est un plat plus modeste que tient désormais sur ses genoux l’acolyte de gauche.

Le dessin de Luca Giordano permet de comprendre comment Fragonard a procédé, et pourquoi la version d’Angers est si maladroite : les modifications introduites par le jeune peintre français ont déséquilibré la composition du dessin italien. À bien des égards, le travail pour la version du Louvre est un travail de rééquilibrage, en partant toujours du même modèle. Quant à l’Iphigénie de Vanloo, elle semble bien constituer une adaptation du Corésus de Giordano au même titre que le premier tableau de Fragonard. Mais plusieurs rapprochements (le coude avancé de Corésus, le bassin sacrificiel sur les genoux de l’acolyte de gauche, l’acolyte du centre soutenant Callirhoé) montrent que Fragonard s’est inspiré directement de Giordano, sans passer par Vanloo.

Carle Vanloo, Le sacrifice d’Iphigénie (esquisse de New-York)

Carle Vanloo, Le Sacrifice d’Iphigénie (esquisse de New-York)

Iphigénie, quand même

Pourtant Iphigénie a quand même influencé Fragonard. D’où viennent en effet les deux lourdes colonnes de la version du Louvre, alors que la scène de Vanloo, en plein air, ne comporte aucune fabrique d’architecture, et que le temple de Giordano, avec sa grande et élégante façade d’arrière-plan, déploie une bonne douzaine de colonnes fines ?

On pourrait plaider pour l’invention pure, ou l’emprunt vague à un mode de cadrage stéréotypé, si ne s’imposait la comparaison avec Le Sacrifice d’Iphigénie peint par Tiepolo pour la villa Valmarana, à Vicence. Tiepolo achève la réalisation du programme iconographique de la villa en 1757. Du 23 juin au 3 juillet 1761, Fragonard et Saint-Non visitent Padoue et Vicence29.

La fresque du Sacrifice d’Iphigénie se trouve dans le vestibule d’entrée de la villa, sur le mur de droite. Le vestibule étant assez étroit, Tiepolo imagine une série de colonades en trompe-l’œil. Le sacrifice est campé entre deux couples de colonnes, séparant de la scène, à gauche, l’arrivée sur un nuage de la biche de substitution, à droite, Agamemnon voilé dans son manteau, c’est-à-dire dans la posture imaginée par Timante.

 

De la même façon chez Fragonard, la mère, à gauche, sous le vieillard qui tient lieu d’Agamemnon, se recule et masque son visage de ses mains. La scène centrale de Tiepolo n’a rien à voir avec celle de Fragonard ; mais le dispositif, ces colonnes massives qui prennent en charge l’articulation entre espace vague et espace restreint et isolent sur un côté le regard barré du père, est exactement le dispositif qu’exploite Fragonard dans la version du Louvre.

Tiepolo, Le Sacrifice d’Iphigénie (villa Valmarana)

Savoirs de l’horreur : la révolte de Diderot

Dans quelle mesure ces nouveaux éléments éclairent-ils le sens personnel par quoi ce tableau résonne si puissamment pour Diderot ? On sait quelle fortune aura Iphigénie dans la réflexion théâtrale ultérieure de Diderot. Il y a peu de chance que ce dernier ait eu accès au dessin de Giordano, ni entendu parler de la villa Valmarana, mais le rapprochement avec l’Iphigénie de Vanloo ne pouvait pas ne pas sauter aux yeux. Or curieusement Diderot n’y fait pas la moindre allusion : c’est que le sacrifice d’Iphigénie met explicitement en scène un père face au sacrifice de son enfant, et que c’est cette scène précisément qui trouve une répercussion personnelle chez Diderot meurtri par un deuil du père impossible. Diderot conjure sa défaite œdipienne par l’inversion d’une scène primitive : ce faisant, il rétablit un processus de connaissance, qu’il désigne comme platonicien et identifie à la jouissance esthétique. Ce n’est donc pas la bonne, ou la seule connaissance, comme le récit des tableaux n’est pas de la bonne narration, comme la scène du sacrifice n’est pas un bon sacrifice. C’est peut-être là le supplément ultime d’un texte qui les multiplie : le plaisir de l’œil face à la toile supplée le défaut de jouissance dont Corésus et Callirhoé jouent la tragédie.
   La nature de ce plaisir, nous l’avons dit, est ambivalente : le jeu de fascination et de répulsion qu’induit la pulsion scopique suppose un double mouvement, un va-et-vient, une plongée et une fuite. Par la bouche de Grimm, Diderot caractérise ainsi ce que, face à la scène, il nomme « intérêt » :

   « Et puis un intérêt unique. De quelque côté qu’on portât les yeux, on rencontrait l’effroi : il s’élançait du grand prêtre, il se répandait, il s’accroissait par les deux génies, par la vapeur obscure qui les accompagnait, par la sombre lueur des brasiers. Il était impossible de refuser son âme à une impression si répétée. C’était comme dans les émeutes populaires où la passion du grand nombre nous saisit avant même que le motif en soit connu. »

Le flux iconique qui précipite l’œil du bas vers le haut, de la lumière vers les ténèbres, la mort et la néantisation scopique, est en même temps l’onde sensible de la révolte. Regarder la toile, c’est participer au grand frisson de l’émeute. Si la scène primitive produit la vision d’une défection radicale de soi, la honte et la mort aux yeux du père, elle constitue en même temps, « avant même que le motif en soit connu », le ressort puissant d’une révolte contre la loi du père. L’atteinte intime qui envahit le spectateur prépare le retournement et la distanciation scéniques, c’est-à-dire non seulement l’acte fondateur de toute représentation, mais la révolte constitutive de toute pensée.

 

Notes

1

Le morceau d’agrément, comme le morceau de réception, était ensuite exposé au Salon. Une fois agréé, le peintre devenait membre de l’Académie, mais il n’était pas académicien, et notamment ne votait pas aux assemblées. Mais ces distinctions sont parfois oubliées ; le public confondait souvent ces deux étapes dans la carrière des peintres du roi et on peut lire parfois, à tort, que le Corésus et Callirhoé fut le morceau de réception de Fragonard à l’Académie. Ainsi Grimm, dans le commentaire qu’il ajoute à l’article FRAGONARD de Diderot àl’intention des lecteurs de la Correspondance littéraire : « Fragonard revient de Rome. Corésus et Callirhoé est son morceau de réception. Il le présenta il y a quelques mois à l’Académie, qui le reçut par acclamation. » (CFL VI 203.)
Conformément au souhait exprimé par Marigny et entériné dans le procès-verbal de la séance du 31 mai 1766, Fragonard est chargé avec Durameau « pour leur réception de peindre chacun un des plafonds qui restent à faire pour achever la décoration de la Galerie d’Apollon », qui au Louvre reliait les locaux de l’Académie au Salon carré, où les œuvres étaient exposées, tous les deux ans, au public. Cette galerie était dévolue depuis 1763 à l’Académie pour l’enseignement et l’exposition. Durameau s’exécuta tardivement, en 1774 ; quant à Fragonard, il ne réalisa jamais le programme demandé et fut même, en 1776, officiellement dispensé. Il faut dire que l’État était mauvais payeur (le paiement du Corésus ne fut achevé que le 1er janvier 1773) et que, par exemple, la commande de Louveciennes pour la du Barry rapportait bien plus. Après Corésus et Callirhoé, Fragonard délaisse la peinture d’histoire au profit des scènes galantes et des portraits, bien plus lucratifs et conformes à sa manière.

2

Le maître de Fragonard, Charles Natoire, alors directeur de l’Académie de France à Rome, avait dessiné un Corésus et Callirhoé, actuellement conservé au musée Chéret à Nice. Un autre dessin, attribué à Luca Giordano, est au Louvre. Il faut enfin signaler un troisième dessin, de Boucher intitulé La Mort de Callirhoé. (Pierre Rosenberg, Fragonard, RMN 1987, p. 216)

3

Voyage historique de la Grèce traduit par M. l’abbé Gédoyn, Paris, Didot, 1731, 2 volumes in-4°, Arsenal 4-H-888.

4

La première édition imprimée date de 1750 : J. P. D’Orville, Kharitonos Aphrodisieos ton peri Khairean kai Kallirhoen erotikon diegematon logoi E, Amsterdam, 1750. Le livre contient une traduction latine par J. J. Reiske. La Callirhoé de Chariton raconte comment une jeune femme de Syracuse que son mari croit morte est enterrée vive. Sa tombe est ouverte par un pirate qui l’enlève. Suivent de nombreuses péripéties au cours desquelles plusieurs hommes tombent éperdument amoureux d’elle et elle donne naissance à un fils. Chaereas, son mari, menant une expédition grecque contre les Perses, reconnaît Callirhoé parmi ses captives et la ramène à Syracuse.

5

Mémoires et journal de Jean-Georges Wille, éd. G. Duplessis, Paris, 1852(7?), I, pp. 284-285.

6

Correspondance de M. de Marigny avec Coypel, Lépicié et Cochin, éd. Furcy-Raynaud, Nouvelles Archives de l’Art français, 1903 et 1904, XII (XX?), p. 77. (En fait, lettre à Natoire.)

7

Callirhoé, tragedie représentée pour la premiere fois par l’Academie royale de musique, le mardy vingt-septiéme Decembre 1712. A Paris, chez Christophe Ballard, seul Imprimeur du Roy pour la Musique, ruë S. Jean de Beauvais, au Mont-Parnasse. M DCC XII. Avec Privilege de Sa Majesté. Le prix est de trente sols.
L’exemplaire de la Bnf (RES-YF-1883), intitulé Ballets et opéras, vol. 16, Blanche - Callirhoé, comprend le fascicule original, relié avec les fascicules imprimés à l’occasion des reprises du spectacle : on y lit les mentions suivantes, « remise au theâtre le Jeudy 27. Decembre 1731 », « remise au theâtre le jeudy troisiéme janvier 1732 », « remise au theâtre le jeudi 3 janvier 1731 Et le mardi 22 octobre 1743. Nouvelle édition, conforme à la derniere remise ». Le dernier fascicule, imprimé à Paris chez Delormel, adopte une présentation différente : « Remise au théâtre, le jeudi 3 Janvier 1731, le mardi 22 Octobre 1743. Et le Mardi 9 Novembre 1773. ». Au verso de la page de titre : « Le poeme est de Roi. La Musique est de Destouches. »

8

Coresus et Callirhoé, tragédie, par Mr de La Fosse. A Paris, chez Pierre Ribou, à la descente du Pont-Neuf, prés des Augustins, à l’Image S. Loüis. M. DCCIV. Avec Approbation & Privilege du Roy. Cote Bnf YF-6368 Imprimés.
La préface de La Fosse est intéressante, car le dramaturge s’y désigne des prédécesseurs : « L’Histoire qui fait le sujet de cette Tragedie, est si extraordinaire & si remarquable, qu’il est étonnant qu’elle soit si peu connuë. Le Guarini qui l’avoit tirée de Pausanias, d’où je l’ay prise, en a paré le commencement de son Pastor fido, & en a fait l’origine des malheurs qui affligeoient l’Arcadie, dans le temps de l’action que son Poëme represente. Il y a pourtant fait quelques changemens. Par exemple il a mis l’Arcadie au lieu de l’Etolie, & il a changé les noms de Coresus & de Callirhoé en ceux d’Amintas & de Lucrine. Vigenere dans ses Annotations sur Philostrate, & Spon dans son voyage en Grece rapportent l’histoire tout au long. »

9

Nous retrouvons ici le mouvement de Suzanne se détournant du regard des vieillards pour s’offrir à celui du spectateur. Voir l’analyse par Diderot de la Chaste Suzanne de Vanloo, VERS4 300.

10

Le tableau est exposé à l’Académie, probablement dans la Galerie d’Apollon, depuis le 30 mars, date à laquelle Fragonard a été agréé. Le Salon ouvre ses portes le jour de la Saint-Louis, le 25 août, en principe pour un mois. Les lettres de Diderot à Sophie Volland, datées du 20 octobre et du 10 novembre 1765 nous apprennent que Diderot a commencé à composer le Salon de 1765 seulement un peu avant la mi octobre, et qu’il a terminé début novembre. On peut donc penser qu’il a visité le Salon dans les derniers jours de l’exposition. Dans l’ordinaire du 15 septembre de la Correspondance littéraire, Grimm écrivait à ses abonnés, non sans inquiétude : « L’Académie royale de Peinture et de Sculpture a ouvert, le jour de la fête du roi, le Sallon où elle expose tous les deux ans ses ouvrages aux regards du Public. Le philosophe Denis Diderot, à qui j’ai accordé un brevet de mon Grand Sallonier, se met actuellement en état de vous rendre compre de cette exposition. Ainsi je ne dois pas empiéter sur ses droits. Je me contente de l’avertir tous les matins par un petit billet qu’il s’est passé vingt-quatre heures depuis la veille. »

11

L’expression de Diderot traduit exactement le thomatopoioi grec, que Robin rend plus audacieusement par « montreurs de marionnettes ».

12

Dans la première scène de l’acte III, chez Roy et Destouches, Callirhoé ne décrit que des meurtres : « Tout m’accable & me désespere, / Le Fils infortuné s’arme contre le Pere, / Le Pere furieux perce le sein du Fils, / L’Enfant est immolé dans les bras de sa Mere. / Que de gémißements, de plaintes & de cris ! / J’en vois qui de leur sort ministres & victimes, / Achevent sur eux-mêmes, ou punissent leurs crimes. » Chez de La Fosse, le récit d’Arbas (II, 6) est plus éloigné encore de la version diderotienne : « En croirez-vous l’effet ? C’est un poison subit / Dont leur sang enflammé leur trouble à tous l’esprit : / La fureur s’en empare, & le regard farouche, / Le front pâle & livide, & l’écume à la bouche, / Ils sortent tous du Temple, & dans la Ville épars, / Avec des cris affreux courent de toutes parts. / A ceux qu’ils ont touché le mal se communique. / Rien ne peut arrêter cette fureur publique. / Tous ensemble mêlez, ne se connoissant pas, / Ils se livrent entre eux les plus cruels combats, / Ou d’un embrasement ils menacent la Ville. »

13

Dans une lettre à Grimm du 3 ou 4 août 1759, Diderot évoque les canevas dramatiques dont son ami lui reprochait l’inachèvement : « Il est sûr que le plan ne me coûte rien et que le dialogue me tue ; c’est le contraire des autres. [...] Dites-moi : y aurait-il bien de l’inconvénient à s’affranchir de la liaison des scènes ? S’il faut que je m’y assujettisse, je m’y assujettirai ; mais le travail sera terrible. »

14

Dans la lettre à Sophie Volland du 14 août 1759, Diderot nous apprend que son père « mourut, ou plutôt il s’endormit pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille et quelques-uns de ses amis. » La lettre à Grimm du 25 juin était plus circonstanciée : aux éblouissements du père renversé sur sa chaise ont succédé les cris déchirants de la sœur de Denis. Le tableau imaginé ici par Diderot tient donc lieu de tableau de la mort du père, et supplée imaginairement l’absence, alors, de Denis.

15

L’Entretien d’un père avec ses enfants fut donné en deux fois dans la Correspondance littéraire de Grimm, le 1er et le 15 mars 1771. Grimm précède le premier envoi d’un petit préambule où il écrit notamment : « Le père aimait son fils aîné d’inclination et de passion, sa fille de reconnaissance et de tendresse, et don fils cadet de réflexion, par respect pour l’état qu’il avait embrassé. » (DPV XII 461.) Diderot était l’aîné ; son petit frère était devenu abbé. La remarque de Grimm reprend en fait une remarque de Diderot, qui rapporterait une remarque de son propre père : « J’ai deux enfants. L’un est dévot comme un ange ; on dit que l’autre est sans religion. Je ne sais comment cela se fait, mais je ne saurais m’empêcher d’aimer mieux celui-ci. » (Lettre à Grimm du 20 juillet 1759.)

16

Il n’y avait qu’un portrait du père, que Diderot évoque lors du voyage à Langres de 1759 : « Il n’y a ici qu’un mauvais portrait de cet homme de bien ; mais ce n’est pas ma faute. Si les infirmités lui eussent permis de venir à Paris, mon dessein était de le faire représenter à son établi, dans ses habits d’ouvrier, la tête nue, les yeux levés vers le ciel, et la main étendue sur le front de sa petite-fille qu’il aurait bénie. » (Lettre à Sophie Volland du 3 août 1759.) Et : « Imaginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait de mon père, qui est mal peint, mais qu’on a fait tirer il y a seulement quelques années, et qui ressemble assez » (14 août, dans la lettre à Sophie et dans celle à Grimm). Diderot a-t-il en tête, pour le tableau qu’il imagine, Le Maréchal dans sa forge de Le Nain, qui appartenait jusqu’en 1772 au duc de Choiseul ? Le tableau était par ailleurs gravé. Le forgeron est proche du coutelier et l’on retrouve le brasier associé à la figure du père entouré de ses enfants. Il est intéressant de voir comment la culpabilité d’avoir manqué la mort de son père se cristallise sur le portrait, et conduit Diderot à fabriquer un tableau manquant, absent.

17

Cet échec éclate justement au moment de la mort du père. Voir la lettre écrite à sa femme Antoinette Champion depuis Langres, le 29 juillet 1759 : « Je ne suis pas parfait ; vous n’êtes pas parfaite non plus. Nous sommes ensemble, non pour nous reprocher nos défauts avec aigreur, mais pour les supporter réciproquement. Il ne faut pas mettre de l’importance à ce qui n’en a point, et réduire l’important à rien [...]. Nanette, quand vous m’aurez mis au tombeau, vous n’en serez pas plus avancée. »

18

J’ai suggéré, dans Résistances de l’image, que Diderot aurait ici mis en scène, par le biais de Fragonard, une tendance homosexuelle, une sorte de supplément à un impossible coming out, l’androgyne tuant publiquement sa part masculine aux yeux du père. (S. LOJKINE, « L’Antre de Platon : rêve et élaboration poétique chez Diderot », Résistances de l’image, Paris, PENS, 1992.) Mais, outre qu’une telle scénographie ne relève en rien des es archaïques de la scène primitive, la relation avec Grimm suffit-elle à étayer l’existence d’une telle orientation chez Diderot, même réprimée au niveau conscient ? Une autre hypothèse peut-être avancée : alors que Diderot est torturé par la relation très intime que Sophie entretient avec sa sœur, Mme Legendre (voir notamment lettre à Sophie Volland du 20 septembre 1765, au moment même où Diderot va se mettre à la rédaction du Salon), n’est-ce pas ce couple là qu’il voit comme un cauchemar sur la toile Fragonard ? Mais on se situe toujours alors au niveau conscient de la scène et la jalousie relève de la relation d’objet sans mettre en jeu les processus de l’atteinte et de la révolte intimes constitutifs de la scène primitive.

19

Il s’appuie en fait sur le candélabre lui-même.

20

Cette alternative renvoie au cinquième tableau : « j’entends très distinctement le dieu ou peut-être le fripon subalterne qui était derrière la toile... » Ministre ou fripon subalterne, c’est tout un...

21

Pontus de Tyard a publié en effet en 1586 Douze fables de Fleuves ou Fontaines, écrites probablement trente ans plus tôt, parmi lesquelles figure celle de Callirhoé qui, après le suicide de Corésus, se tua près d’une source à laquelle elle donna son nom. Pontus de Tyard commence par traduire le texte de Pausanias, puis propose, comme il le fait après chacune de ses fables, une « description pour la peinture » et une « épigramme » en alexandrins. Cette « description pour la peinture » nous permet d’envisager ce qu’aurait produit une peinture narrative : « Quelques Calydoniens seroient attendans l’Oracle Dodonean : et faudroit pour le representer, qu’en un endroit et en Perspective de lointaine veue, fust peinte une forest de chesnes, au plus visible endroit de laquelle seroit un chesne eslevé plus que les autres, et sur lequel la Colombe profete de couleur blanche seroit branchee, et devant le dit chesne (auquel y aurait quelques couronnes pendues) les Calydoniens escoutans l’oracle. En un autre endroit et en veue plus prochaine, se verroit en la plus haute marche d’un autel (sur lequel seroit l’image du Dieu Bachus) Corese Prestre blessé du cousteau des sacrifices, et essayant de se jeter dedans le feu preparé : Au bas, et assés pres de l’autel, se verrait Callirhoe blessee, qui d’un oeil mourant regarderoit Corese : le sang d’elle coulerait jusques dedans la fontaine de son nom. Et elle seroit coronee d’une coronne Bachique, c’est à dire de pampre, de l’hierre et de figuier. Et aurait en ceinture et en echarpe, et aux bras des cordes d’hierre, et de pampre : là autour seroit une troupe de Calydoniens et Calydoniennes, en diverses contenances de personnes qui s’esmerveillent. » (Pontus de Tyard, Œuvres poétiques complètes, Droz, p. 264.) Le tableau proposé par Pontus se subdivise en fait en trois épisodes : le premier est l’attente de l’oracle ; le second est le suicide de Corésus ; le troisième est le suicide de Callirhoé devant un groupe de Calydoniens. Il concentre donc trois moments chronologiquement distincts de l’histoire et se lit de haut en bas, comme une bande dessinée. D’une certaine manière c’est ainsi que Diderot met en scène la compréhension (ou l’incompréhension) par Grimm du rêve qu’il lui raconte.

22

Le tableau est actuellement conservé à la Pinacothèque de Parme. Voir le commentaire peu flatteur de Diderot, VERS IV 199.

23

Il s’agissait d’une commande de Frédéric II. Le roi de Prusse avait commandé un Jugement de Pâris à Pierre, un Triomphe de Bacchus à Restout et un « tableau d’Iphigénie en Aulide » (Grimm) à Vanloo.

24

Ici Fragonard est plus proche de Giordano que Vanloo, qui remplace les femmes par des soldats, dont la présence est plus vraisemblable dans l’histoire d’Iphigénie. Le soldat du premier plan à gauche lève apparemment les bras pour remercier Artémis de son intervention.

25

Corésus devient chez Vanloo Calchas, s’apprêtant à un sacrifice similaire avec les mêmes deux acolytes. Les deux acolytes soutenant Corésus mourant chez Giordano deviennent deux acolytes retenant les bras de Calchas dans Le Sacrifice d’Iphigénie et, dans le Corésus d’Angers, un seul acolyte soutenant Callirhoé évanouie.

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Ce jeune homme devient chez Vanloo Agamemnon invoquant l’intervention d’Artémis qui substituera une biche à la jeune fille promise à la mort. On distingue derrière Agamemnon, sur la droite, Clytemnestre s’évanouissant entre ses femmes, qui emprunte à la fois au Corésus mourant de Giordano, au second plan au centre, et aux spectatrices éplorées, à l’arrière-plan à droite. L’Agamemnon de Vanloo s’opposait résolument à celui de Timante, dont la tradition rapporte qu’il voila son visage, la douleur d’un père face à la mort de sa fille étant trop puissante pour être directement représentée. Sa posture fit scandale et suscita toute une littérature : une première brochure, outrageusement élogieuse, est attribuée au comte de Caylus ; un article d’un élève de Vien dans les Observations sur la physique et les arts, le journal de Toussaint, est violemment critique. Une troisième brochure prend à nouveau la défense de Vanloo, qu’elle place au-dessus de Rubens. Cochin enfin, secrétaire de l’Académie, écrit dans le Mercure une défense modérée de Vanloo... et du dessin : l’Iphigénie de Vanloo a ravivé le conflit entre poussinistes et rubénistes, partisans de la couleur et partisans du dessin. Voir le compte rendu de Grimm dans la Correspondance littéraire du 1er octobre 1757 : sous couvert de synthèse, Grimm critique fortement Vanloo. « la douleur d’Agamemnon est commune, c’est un homme qui lève les yeux et les bras au ciel ; il n’y a point de génie dans tout cela ». Diderot s’est passionné pour la question, comme l’indique la fin de l’article de Grimm : « j’aurais volontiers supprimé Clytemnestre ; mais est-il permis d’avoir oublié Ulysse, qui a joué un si grand rôle dans cette affaire ? Quel personnage à peindre ! M. Diderot aurait voulu le voir embrasser Agamemnon dans ce moment terrible, pour lui dérober, par ce mouvement de pitié feinte, l’horreur du spectacle ; cela aurait été admirablement dans le caractère d’Ulysse. Je ne sais si l’effet d’une pensée aussi déliée aurait été assez frappant en peinture. » Déjà Diderot imagine, pour le regard d’Agamemnon, un écran qui est un écran sensible...

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Les deux Corésus de Fragonard s’avèrent donc beaucoup plus proches de celui de Giordano que de l’Achille de Vanloo.

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Vanloo conserve en revanche quasiment la même position pour ce personnage qui tourne le dos au spectateur au premier plan et au centre. Mais son geste est moins clair : au lieu de tendre le bassin pour le sang, comme chez Giordano et avec l’acolyte de gauche chez Fragonard, il se replie contre son bassin, comme si, plongé dans l’horreur du sacrifice humain, il n’avait pas encore remarqué l’intervention céleste.

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Voir le Journal de l’abbé de Saint-Non, in Saint-Non. Fragonard. Panopticon Italiano, un diario di viaggio ritrovato. 1759-1761, Rome, 1986, pp. 124-224.

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « L'Antre de Platon : du Corésus et Callirhoé de Fragonard au rêve de Diderot », Vérité, poésie, magie de l’art : les Salons de Diderot, cours donné à l'université de Provence, Aix-en-Provence, automne 2011.

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