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Henry Testelin, <i>Table premiere des preceptes de la peinture sur le traict</i>, 1680

Henry Testelin, Table premiere des preceptes de la peinture sur le traict, 1680

Le télescopage des différences

On peut penser a priori que la construction d’une poétique, la réflexion sur une poétique de la représentation amène immanquablement à établir des divisions. La division semble être l’opérateur théorique de toute poétique, comme l’indiquent les premiers paragraphes de la Poétique d’Aristote :

« L’épopée et la poésie tragique, comme aussi la comédie, l’art du dithyrambe, et, pour la plus grande partie, celui de la flûte et de la cithare ont tous ceci de commun qu’ils sont des représentations. Mais il y a entre eux des différences de trois sortes (διαφέρουσι δὲ ἀλλήλων τρισίν) : ou bien ils représentent par des moyens autres, ou bien ils représentent des objets autres, ou bien ils représentent autrement, c’est-à-dire selon des modes qui ne sont pas les mêmes. » (trad. Dupont-Roc et Lallot, 47a 14-19.)

ἤ γὰρ τῷ ἐν ἑτέροις μιμεῖσθαι, ἤ τῷ ἑτερως : la poétique gère l’hétérogène ; posant la différence des supports (ἐν ἑτέροις), des objets (ἕτερα) et des genres (ἑτέρως) de la représentation, elle fixe des hiérarchies, institue des catégories, et ramène ainsi, au sein de chacune d’elles, un ordre, une identité dont elle fixe les lois de fonctionnement, par différence avec les autres catégories.

La narratologie est l’héritière directe de ce mode de pensée différentiel : au sein d’une discipline délimitée par le support « texte », elle différencie, selon le type d’objet dont le texte traite, des genres de littératures1, puis, au sein de chaque genre, des modalités d’expression. On différenciera ainsi le roman, dont l’objet serait le réel, le monde réel, de la poésie lyrique, qui traiterait de l’âme, de l’intimité du sujet, ou de la tragédie, dont la représentation est idéale et vise les valeurs, irréelles et absolues, de la noblesse. Puis, au sein du roman par exemple, la narratologie distingue des genres du récit2, et différencie la narration, qui représente des événements en en déroulant la succession, de la description, qui arrête au contraire le temps et déploie dans l’espace un tableau visuel, ou encore du discours, qui, hors du temps et de l’espace, enchaîne logiquement, argumentativement, la logique du monde qu’il s’agit de représenter.

Ce mode d’analyse constitue le cadre familier des études littéraires et leur fournit les outils méthodologique apparemment les plus assurés et les mieux éprouvés. Or, dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, l’étude des Salons de Diderot et de la poétique que Diderot y met en œuvre, il s’avère totalement inefficace. Non que Diderot, au sein même des Salons, n’ait pas longuement réfléchi aux problèmes de poétique qui se posaient à lui : mais force est de constater que ce n’est absolument pas par un jeu différentiel qu’il les a pensés, et encore moins résolus.

« Il me semble qu’il y a autant de genres de peinture que de genres de poésie : mais c’est une division superflue. » (Essais, chap. V, p. 505/653.)

La superposition, voire l’amalgame de toutes les catégories que la tradition aristotélicienne prend soin de distinguer constitue au contraire le principe de base de sa réflexion.

I. Poétique du tableau

Ainsi, la distinction dans les Salons du support et du niveau de la représentation, du tableau peint d’une part, du texte qui en rend compte d’autre part, nous paraîtrait a priori un présupposé méthodologique de base. De cette distinction, qui partage les artistes d’une part, Diderot critique d’art d’autre part, découle une seconde différenciation, interne cette fois, et partageant l’activité diderotienne : il conviendrait de distinguer sa réflexion sur la manière dont les peintres composent et ordonnent leurs peintures et la manière dont Diderot rend compte des mêmes peintures dans les Salons. On opposerait alors une théorie, l’élaboration d’une poétique du tableau d’une part, et une pratique, la mise en œuvre d’une poétique de la description d’autre part. Cette pratique demande elle-même à être réfléchie et légitimée.

« Produire nos titres » : la légitimation comme leurre

Or lorsque Diderot annonce, à la fin du Salon de 1765, qu’il va légitimer son entreprise et sa posture de critique par un traité, ce n’est pas le traité auquel, en toute logique poétique, on pourrait s’attendre qu’il propose à ses lecteurs de la Correspondance littéraire :

« Après avoir décrit et jugé quatre à cinq cents tableaux, finissons par produire nos titres ; nous devons cette satisfaction aux artistes que nous avons maltraités, nous le devons aux personnes à qui ces feuilles sont destinées ; c’est peut-être un moyen d’adoucir la critique sévère que nous avons faite de plusieurs productions, que d’exposer franchement les motifs de confiance qu’on peut avoir dans nos jugements. Pour cet effet nous oserons donner un petit Traité de peinture, et parler à notre manière et selon la mesure de nos connaissances du dessin, de la couleur, de la manière, du clair-obscur, de l’expression et de la composition. » (P. 466.)

Diderot annonce qu’il va produire ses titres, mais quels titres exactement, il ne le dira jamais. Faut-il entendre que les Essais sur la peinture ont pour fonction de légitimer la compétence de Diderot comme critique d’art ? Mais, s’agissant de la description et du jugement de quatre à cinq cents tableaux, et non directement de leur production, cette compétence devrait être avant tout rhétorique, et définir les modalités de la description et les critères du jugement. Au lieu de cela, Diderot propose un Traité de peinture, c’est-à-dire littéralement une poétique de la création artistique, identifiant implicitement son activité critique à l’activité des peintres dont il a rendu compte : parce que lui aussi il est peintre4, on peut avoir confiance dans ses jugements. Il ne sera à aucun moment question des compétences critiques de Diderot, qui prétend exposer ici non une théorie, mais une expérience de la peinture, comme s’il était peintre, « à notre manière et selon la mesure de nos connaissances ». C’est pourquoi le Traité annoncé deviendra Essais, l’exposé systématique étant remplacé par une sorte d’introduction au processus même de la création artistique : en ce sens, et bien que la rationalité différentielle d’Aristote soit ici bafouée, nous sommes bien en présence d’une réflexion proprement poétique.

Diderot annonçait, dans le dernier paragraphe du Salon de 1765 que nous avons cité, les parties traditionnelles d’un traité académique sur la peinture : « du dessin, de la couleur, de la manière, du clair-obscur, de l’expression et de la composition »5. Le point de départ est le dessin, qui, dans la tradition léguée par Poussin et par Le Brun, constitue la partie noble de la peinture, par laquelle celle-ci équivaut à la poésie, car le dessin produit et agence des figures sur une scène au même titre que le poème dramatique. La couleur ne vient que dans un second temps, car, absente de la poésie, elle constitue un moyen propre, singulier, inexportable et, par là, inquiétant. La manière inquiète encore plus que la peinture : caractérisant le style de l’œuvre produite, elle renvoie à la matière picturale même, et abolit la transparence de la représentation à son objet. Les choses s’aggravent quand on en vient au clair-obscur, qui fait disparaître les figures dans l’ombre, et les dissout dans le jeu des matières colorées. Alors la peinture peut se réorganiser à nouveaux frais : ce n’est plus le dessin et les figures, mais l’expression qui devient le principe de la représentation, tandis que l’ordonnance fixe, pour ainsi dire géométrique, de la scène poussinienne est remplacée par un nouveau type de composition, dite « composition expressive » (p. 501/61), fondée sur le mouvement et, dans ce mouvement, nous le verrons, sur le renversement.

Diderot suivra le plan annoncé, qui déconstruit radicalement la poétique académique de la peinture. Il entend d’ailleurs faire sentir cette déconstruction dans la formulation même qu’il donne finalement des titres de ses chapitres, avec une désinvolture parodique digne des romans de Fielding ou de Sterne : « Mes pensées bizarres sur le dessin » (p. 467/11) annoncent une conception peu conforme à l’enseignement académique et à son modèle cartésien adapté par Le Brun à la peinture, d’un dessin qui caractérise les passions de l’âme au moyen de traits différentiels permettant toutes les oppositions expressives, et de là toutes les polarités susceptibles de structurer l’espace scénique. « Mes petites idées sur la couleur » (p. 472/18) ne fait pas très sérieux non plus : est-ce ainsi que l’on donne des gages de confiance aux artistes sévèrement jugés et aux lecteurs susceptibles de dépenser une fortune dans l’achat de tableaux qu’ils n’auront pas vu, sur la seule foi de ce que la Correspondance littéraire en aura dit ? « Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur » (p. 477/26) fait retour ironiquement sur le clair-obscur de la notion, et n’indique guère qu’on doive en sortir éclairé. « Ce que tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose que tout le monde ne sait pas » (p. 486/39) annonce le renversement paradoxal à partir d’une notion qui constituait l’épine dorsale de la célèbre conférence de Le Brun sur « l’expression des passions6 ». Enfin, « Paragraphe sur la composition où j’espère que j’en parlerai » (p. 496/53) souligne le caractère digressif d’un texte qui se refuse à assumer son rôle de traité.

La figure, notion centrale, mais déceptive

Nicolas Poussin, <i>La Manne</i>, 1639, huile sur toile, 149x200 cm, Paris, musée du Louvre, INV.7275

Nicolas Poussin, La Manne, 1639, huile sur toile, 149x200 cm, Paris, musée du Louvre, INV.7275

De même que le plan du Traité déroule apparemment les parties d’un cours académique sur la peinture, mais en déconstruit doublement le fond, par l’ordre du déroulement et par la formulation parodique des titres de chapitre, de même le vocabulaire des Essais sur la peinture semble d’abord correspondre au vocabulaire académique, puisque la notion centrale, qui revient à toutes les pages de bout en bout des Essais est la notion de figure. La figure est le mécano de base de la poétique du tableau7 : l’expression des passions, qui constitue l’enjeu de la représentation picturale classique, s’effectue au moyen des figures et de leur disposition. Selon Le Brun, l’expression « doit entrer dans la représentation des paysages, et dans l’assemblage des figures8 ».

C’est ainsi que, pour ce qui est des contours, « Raphaël, a été soigneux de les rendre précis et corrects dans ses ouvrages à l’exemple des excellents peintres de l’antiquité, qui étaient si exacts à profiler jusqu’aux moindres membres des corps, afin que l’on en vît mieux la figure, étant certain que c’est la circonscription des lignes (il faut que je me serve de ce mot) qui donne connaissance de la véritable forme du corps9 ». Quant à La Manne de Poussin, sa réussite tient dans « ce contraste judicieux qui sert à donner du mouvement, et qui provient des différentes dispositions des figures dont la situation, l’aspect et les mouvements étant conformes à l’histoire engendrent cette unité d’action et cette belle harmonie qu’on voit dans ce tableau10 ».

Henry Testelin, <i>Exemple touchant les Proportions & les Contours</i>, 1680

Henry Testelin, Exemple touchant les Proportions & les Contours, 1680

La figure est l’instrument par lequel s’établit le système des différences constitutif de la poétique du tableau classique : la figure est d’abord circonscrites par des lignes, c’est-à-dire qu’elle partage un intérieur et un extérieur, qu’elle signifie le corps par ce partage. Les figures sont ensuite disposées pour constituer des masses et des groupes : ces dispositions de figures constituent l’unité d’action selon le principe d’un « contraste judicieux », c’est-à-dire à nouveau d’une différence, d’une polarité. Enfin, « l’assemblage des figures » se différencie de la « représentation des paysages » en opposant deux espaces dans le tableau, la scène et le décor de fond, c’est-à-dire d’une part l’espace restreint où les figures jouent l’action et l’espace vague qui leur sert d’écrin.

On ne s’étonnera donc pas de voir revenir de façon obsédante le terme de figure dans les Essais sur la peinture. Mais les formules auxquelles la figure est associée sont presque systématiquement déceptives, ou négatives : « Couvrez cette figure, n’en montrez que les pieds » (p. 467/11) ; « Une figure humaine est un système trop composé… » ; « accuser une figure d’être mal dessinée » ; « une figure difficile à trouver » (p. 468/13) ; « de figures fausses, apprêtées, ridicules et froides » (p. 470/15) ; « tâchez, mes amis, de supposer toute la figure transparente et de placer votre œil au centre » (p. 471/17) ; « si une figure est dans l’ombre » (p. 482/33) ; « plus la figure aurait la figure d’un homme de bois » (p. 485/37) ; « je laisse là le reste de la figure » (la figure d’Antinoüs qu’il s’agit de défigurer, p. 486/39) ; « lorsque le poète dit, vera incessu patuit dea, il faut chercher en soi cette figure-là (qui n’existe pas, donc, p. 489/43) ; « Quand on considère certaines figures, certains caractères de tête de Raphael, des Carraches et d’autres, on se demande où ils les ont pris » (p. 490/45) ; il est ridicule « de comparer quelque figure commune avec la Vénus de Gnide ou de Paphos » (p. 493/49) ; « aucune figure oisive, aucun accessoire superflu » (p. 496/54) ; « Otez à Watteau ses sites, sa couleur, la grâce de ses figures » (p. 498/56) ; « ces figures partagées, ces personnages indécis » (p. 499/57) ; « il s’agit vraiment bien de meubler sa toile de figures ! » (p. 500/59) ; « Figure, que me veux-tu ? » (ibid., paraphrasant Fontenelle) ; « Je me soucie bien que l’artiste ait disposé ses figures » (p. 501/61) ; « De six à cinq figures, à peine en resterait-il deux ou trois sur lesquelles il ne fallût pas passer la brosse » (p. 502/62) ; « les figures à demi nues dans une composition, sont comme les forêts et la campagne transposées autour de nos maisons » (p. 504/64) ; « les actions et les mouvements des figures, si loin des actions et des mouvements réels » (p. 506/66) ; « qu’on me montre sur toute la surface de la terre, je ne dis pas une seule figure entière, mais la plus petite partie d’une figure, un ongle, que l’artiste puisse imiter rigoureusement » (p. 512/74).

Dans ce relevé quasiment exhaustif des occurrences du mot, on ne s’est pas attaché pour l’instant à la logique de la démonstration, mais au contexte, à la situation dans laquelle la figure apparaît : il s’agit toujours de dénoncer un artifice de la représentation, de prendre ses distances vis-à-vis d’une conception dépassée de la peinture d’histoire, de ridiculiser une distorsion, ou alors carrément d’attaquer la figure, de la défigurer, de la rendre transparente ou au contraire de la plonger dans l’ombre, c’est-à-dire fondamentalement de la destituer de sa fonction différentielle tant interne (comme circonscription d’un corps) qu’externe (comme constitutive d’une masse ou d’un groupe).

La représentation comme altération

« Mes pensées bizarres sur le dessin
La nature ne fait rien d’incorrect. Toute forme belle ou laide a sa cause, et de tous les êtres qui existent, il n’y en a pas un qui ne soit comme il doit être.
Voyez cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. L’accroissement successif de l’orbe n’a plus distendu ses paupières. […] L’altération a affecté toutes les parties du visage. » (P. 467/11.)

Le point de départ des Essais sur la peinture est certes le dessin, c’est-à-dire la base académique de la représentation picturale. Mais le dessin, au lieu de circonscrire des figures, produit des altérations11. Pire : ce n’est pas le peintre qui altère les figures ; c’est la nature même. Diderot télescope ainsi trois niveaux de l’activité poétique, les productions de la nature, leur représentation sur le tableau du peintre et les descriptions que le poète en fait (Diderot ne se définissant jamais comme critique).

L’altération déconstruit la figure comme principe de structuration différentielle du tableau, et toute la première partie des Essais accomplit cette déconstruction : le travail de la négativité est spectaculaire à l’ouverture du premier chapitre des Essais, où Diderot campe, en lieu et place des modèles traditionnels donnés à admirer (la Vénus de Médicis, l’Apollon du Belvédère, Ganymède et Antinoüs), une femme aveugle et un bossu. Mais les Essais opèrent, au chapitre IV sur l’expression, un renversement au terme duquel l’altération va devenir le nouveau principe d’organisation de la représentation. Dans le chapitre VI sur l’architecture, le terme réapparaît, aussitôt associé au bossu du chapitre I :

« Dans les ordres inférieurs [de la société] il faut choisir l’individu le plus rare, ou celui qui représente le mieux son état, et se soumettre ensuite à toutes les altérations qui le caractérisent. La figure sera sublime, non pas quand j’y remarquerai l’exactitude des proportions, mais quand j’y verrai tout au contraire un système de difformités bien liées et bien nécessaires.
En effet, si nous connaissions bien comment tout s’enchaîne dans la nature, que deviendraient toutes les conventions symétriques ? Un bossu est bossu de la tête aux pieds. Le plus petit défaut particulier a son influence générale sur toute la masse. » (Essais, chap. VI, p. 512/75.)

De la disposition des figures, on est passé à « un système de difformités bien liées et bien nécessaires », c’est-à-dire non seulement de la figure à la défiguration, mais du jeu différentiel de la composition classique à une production du sens qui passe par la liaison, l’altération dynamique, le mouvement. La figure est conçue d’abord comme déplacement d’une ligne : « Un trait déplacé de l’épaisseur d’un cheveu, embellit ou dépare » (p. 490/44).

Jean de Bologne, <i>Mercure volant</i>, entre 1564 et 1580, Paris, musée du Louvre

Jean de Bologne, Mercure volant, entre 1564 et 1580, Paris, musée du Louvre

Les anamorphoses de figures auquel Diderot se livre dans les Essais sur la peinture (« Conservez tous les traits de ce beau visage comme ils sont, relevez seulement un des coins de la bouche », p. 487/40 ; « il vous vient en tête de transformer votre lingère en Hébé ? », p. 513/76) suivent celle du massif Hercule Farnèse en frêle Mercure de Giambologna, puis réciproquement de Mercure en Hercule imaginée dans le Salon de 1765, les deux figures se rejoignant dans l’Antinoüs, figure idéale et donc nulle, irréelle, « un homme qui n’est d’aucun état », « un fainéant qui n’a jamais rien fait, et dont aucune des fonctions de la vie n’a altéré les proportions »12. La ligne figurale se déplace imaginairement, devient principe d’altération et non plus de circonscription, serpentant non pour disposer, mais pour animer l’espace, le peupler de fantômes. Convoquée incantatoirement comme « vrai modèle idéal de la beauté, ligne vraie » dans le préambule du Salon de 1767 (p. 525), elle devient l’écran qui s’interpose « entre la vérité et son image » :

« Ne convenez-vous pas que tout être, surtout animé, a ses fonctions, ses passions déterminées dans la vie ; et qu’avec l’exercice et le temps, ces fonctions ont dû répandre sur toute son organisation une altération si marquée quelquefois, qu’elle ferait deviner la fonction ? Ne convenez-vous pas que cette altération n’affecte pas seulement la masse générale, mais qu’il est impossible qu’elle affecte la masse générale, sans affecter chaque partie prise séparément ? Ne convenez-vous pas que quand vous avez rendu fidèlement et l’altération propre à la masse, et l’altération conséquente de chacune de ses parties, vous avez fait le portrait ? Il y a donc une chose qui n’est pas celle que vous avez peinte, et une chose que vous avez peinte qui est entre le modèle premier et votre copie. » (P. 523.)

Cette chose à partir de laquelle la peinture produit son altération, c’est le « fantôme subsistant qui vous sert de modèle », « cette ombre mal terminée », « ce fantôme » (p. 522). Le modèle théorique convoqué est ici explicitement platonicien, contre la poétique aristotélicienne, mais Diderot lui donne une fonctionnalité nouvelle : la ligne figurale s’interpose entre le réel que la peinture montre et le fantôme invisible dont elle se nourrit et qu’elle donne à imaginer ; entre le modèle premier, ce modèle idéal de la beauté platonicienne, et la peinture que nous avons matériellement sous les yeux, une chose fantomatique s’interpose. La peinture devient « l’art de susciter des fantômes, de les animer » (Essais, chap. V, p. 502/62) ; sans lui, « nul fantôme qui vous obsède et qui vous suive » (ibid.).

La poétique du tableau trouve ici sa limite : peindre, ce n’est pas seulement agencer, ni même altérer des formes visibles. Peindre, c’est traiter avec les fantômes, Diderot jouant pleinement de l’ambiguïté classique du mot, qui signifie déjà les fantômes des cimetières, mais garde encore le sens grec de φαντάσμα, de représentation, à l’interface donc du visible et de l’invisible.

II. Dispositif de la scène

La nature, le peintre et le poète étant donc fondus dans un même regard qui tout à la fois assiste en spectateur et crée le spectacle auquel il assiste, ce n’est plus un tableau, c’est une scène qui se déploie devant nous, sans le cadre technique d’une bordure, sans la frontière immédiate du monde réel à la matière picturale de la représentation.

Voiler le bossu : la scène matricielle des Essais

La scène qui surgit devant nous n’est ni réelle, ni artificielle ; elle est, dans le réel, composée, disposée. Elle constitue un dispositif. Reprenons le début des Essais sur la peinture :

« Tournez vos regards sur cet homme dont le dos et la poitrine ont pris une forme convexe. Tandis que les cartilages antérieurs du col s’allongeaient, les vertèbres postérieures s’en affaissaient. La tête s’est renversée ; les mains se sont redressées à l’articulation du poignet ; les coudes se sont portés en arrière ; tous les membres ont cherché le centre de gravité commun qui convenait le mieux à ce système hétéroclite. Le visage en a pris un air de contrainte et de peine. Couvrez cette figure, n’en montrez que les pieds à la nature ; et la nature dira, sans hésiter, Ces pieds sont ceux d’un bossu. » (P. 467/11.)

L’établissement d’un « système hétéroclite » des altérations de la figure13, d’un principe universel de défiguration n’est en fait que le préalable de la représentation, la préparation du véritable spectacle qui suit, et se présente comme un dialogue du peintre-poète et de la nature. Devant la figure défigurée du bossu, l’artiste interpose un voile : couvrant la figure, il délimite une scène ; abaissant, puis levant le rideau de la représentation, il initie le jeu théâtral essentiel, ce jeu classique où le réel est toujours renvoyé derrière, dans les coulisses de la malséance. La parole de la nature, « Ces pieds sont ceux d’un bossu » accomplit la performance de la représentation, qui se définit donc à la fois comme discours, comme articulation d’une visibilité à une invisibilité, comme déplacement de ce qui est montré vers ce qui se dérobe et ne se comprend que par effraction14.

L’interposition du voile, l’interception du regard sont les maîtres mots du dispositif scénique, et reviennent de façon obsédante dans les Essais.

« Qu’il me soit permis de transporter le voile de mon bossu sur la Vénus de Médicis, et de ne laisser apercevoir que l’extrémité de son pied. Si sur l’extrémité de ce pied la nature évoquée derechef se chargeait d’achever la figure, vous seriez peut-être surpris de ne voir naître sous ses crayons que quelque monstre hideux et contrefait. » (P. 468/12.)

L’artiste ne fait que transporter le voile ; c’est la nature qui achève la figure : le dispositif scénique détrône le geste souverain de la main dessinatrice ; il déplace la création de la mimésis proprement dite vers la circonscription, l’installation, l’interposition constitutives de l’espace scénique. Déjà, le modèle de la production artistique est photographique.

Le voile n’a donc pas essentiellement, dans ce nouveau modèle de compréhension de la représentation, une fonction de délimitation, de division, mais de superposition : la Vénus de Médicis, modèle idéal de la beauté antique, une fois voilée, vient se superposer imaginairement au bossu voilé inaugural des Essais. Si admirable soit-elle, cette Vénus exécutée de main d’homme ne peut réaliser techniquement la figure virtuelle d’un corps parfait : produire la figure, c’est déjà l’altérer. L’altération imperceptible du pied de la Vénus, si la nature était sommée d’en déduire le corps naturel correspondant, risquerait de s’accentuer et de produire un monstre, autrement dit le bossu même auquel le dispositif du voile a été emprunté. Ce que le voile met donc fondamentalement en œuvre, c’est la superposition de la Vénus et du bossu. Le dévoilement du corps dont on ne voyait que le beau pied, qui révèle par surprise, à la place de la Vénus attendue, un bossu hideux et contrefait, est le scénario répété du dispositif : il manifeste le jeu de la pulsion scopique, qui prend l’œil au piège par l’appât du beau pied, le fascine au moyen de ce leurre, de ce fétiche, puis, brutalement, abolissant la distance d’avec l’objet peint, effaçant la frontière du réel au représenté, le précipite dans l’horreur et l’abjection, lui fait voir ce qu’il avait voulu éviter, le précipite, le plonge, l’enveloppe dans une dimension absolument nouvelle de la représentation, la dimension révoltante du réel. L’œil est ainsi sorti de ses gonds par le jeu du dispositif, littéralement exorbité : au début des Essais, le portrait de la vieille aveugle aux orbites vides, dont les paupières « sont rentrées dans la cavité que l’absence de l’organe a creusée » (p. 467/11), précédait l’évocation du bossu.

Le principe de superposition

La suite des Essais se déploie comme répétition atténuée de ce geste, ou de ce piège inaugural. L’œil de l’artiste est déformé par son tempérament :

« S’il est ictérique et qu’il voie tout jaune, comment s’empêchera-t-il de jeter sur sa composition le même voile jaune que son organe vicié jette sur les objets de la nature, et qui le chagrine, lorsqu’il vient à comparer l’arbre vert qu’il a dans son imagination, avec l’arbre jaune qu’il a sous les yeux ? » (Chap. II, p. 473/20.)

Alexandre Roslin, <i>Portrait de la Comtesse d’Egmont Pignatelli en costume espagnol</i>, 1763, huile sur toile, 136x103 cm, Minneapolis, The Minneapolis Institute of Art

Alexandre Roslin, Portrait de la Comtesse d’Egmont Pignatelli en costume espagnol, 1763, huile sur toile, 136x103 cm, Minneapolis, The Minneapolis Institute of Art

Non seulement le voile du tempérament, interposé entre l’œil et l’objet, renverse les couleurs chaudes de la matière picturale en surproduction bilieuse, en excrétion organique abjecte, mais le voile déclenche la superposition, invitant à comparer l’arbre vert réel, mais absent, invisible, à l’arbre jaune produit par la peinture. Deux images sont ainsi conjointes par le dispositif, la scène se constituant du trajet de l’une vers l’autre, de la défiguration de l’idéale en la matérielle, de la réelle en la peinte.

Cette superposition ne constitue pas une structure stable : le dispositif est une adaptation, un mouvement de la figure vers sa défiguration, de la défiguration vers la restitution d’une figure :

« Voilà sur une toile une femme vêtue de satin blanc. Couvrez le reste du tableau, et ne regardez que le vêtement ; peut-être ce satin vous paraîtra-t-il sale, mat, peu vrai. Mais restituez cette femme au milieu des objets dont elle est environnée, et en même temps le satin et sa couleur reprendront leur effet. » (Ibid., p. 475/22.)

Peut-être Diderot se souvient-il ici du portrait de la comtesse d’Egmont Pignatelli par Roslin, dont il écrivait, dans le Salon de 1763 : « la robe ne fait pas trop mal le satin. Les chairs sont un peu blanches. […] En général le tout a l’air blanc ; c’est qu’on a visé à l’éclat et à l’effet. » (P. 273/231.)

Ici l’interposition du voile n’occulte pas la figure, mais précisément au contraire ce qui l’entoure, les « objets dont elle est environnée ». Mais c’est bien le même jeu d’occultation et de révélation qui retourne le satin « sale, mat, peu vrai » en satin éclatant, « le satin et la couleur reprenant leur effet » : l’éclat satiné du blanc fascine l’œil, mais après l’avoir révulsé de sa salissure ; la fascination naît d’un retournement de l’abjection, l’œil « révolte » en quelque sorte le sale en éclatant, l’extinction ignoble du vêtement sale en apparition théâtrale, lumineuse, sur la scène apprêtée de l’appartement où la marquise fait son entrée et prend la pose.

Pierre de Cortone, <i>Vénus apparaît à Énée & à Acate en chasseresse</i>, vers 1635, huile sur toile, 127x176 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 112

Pierre de Cortone, Vénus apparaît à Énée & à Acate en chasseresse, vers 1635, huile sur toile, 127x176 cm, Paris, Musée du Louvre, inv. 112

Car le voile est un rideau de théâtre : il ne diminue pas seulement les appâts d’une figure faite fantôme ou se retournant en monstre ; se déchirant, s’ouvrant, il déclenche le coup de théâtre d’une apparition :

« Peut-être n’appartiendrait-il qu’à un seul maître de déchirer le nuage qui enveloppait Énée, et de me le montrer comme il apparut à la crédule et facile reine de Carthage :Circumfusa repente
Scindit se nubes, et in æthera purgat apertum
15. » (Chap. III, p. 480/29.)

On accède à la figure d’Énée au travers du nuage qui l’enveloppait, circumfusa nubes, et que l’œil déchire : l’acte créateur du peintre est identifié à l’action de l’œil du spectateur, qui scinde, scindit, et discrimine. À cet exemple, que Diderot emprunte à Webb16, il préfèrera celui de Vénus apparaissant à Énée dans la forêt de Carthage :

« Lorsque le poète dit, vera incessu patuit dea, il faut chercher en soi cette figure-là. Lorsqu’il dit, summa placidum caput extulit unda, il faut modeler cette tête là. » (P. 489/43.)

Vera incessu patuit dea, c’est à sa démarche que la véritable déesse trahit sa nature divine : le pied encore une fois manifeste la figure dans ce mouvement du regard qui remonte depuis le bas de la robe, et que Freud identifie au regard fétichiste, arrêté par cette limite, refusant d’affronter l’horreur archaïque du sexe voilé17. Le dispositif scénique signifie l’arrêt fétichiste et dans le même temps il le transgresse ; il dit l’inaccessibilité de l’objet du regard, et pourtant, par effraction, par surprise, il le fait voir quand même.

Pierre Paul Rubens, <i>La Colère de Neptune</i>, vers 1634, huile sur toile, Dresde, Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister

Pierre Paul Rubens, La Colère de Neptune, vers 1634, huile sur toile, Dresde, Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemäldegalerie Alte Meister

À l’exemple de Vénus se révélant à son fils, Diderot joint celui de Neptune sortant sa tête des flots, à l’issue de la tempête qui ouvre l’Énéide : Neptune projette sa tête apaisée, placidum caput extulit, des profondeurs de l’onde, summa unda. La tête seule est donnée à voir, laissant imaginer le corps gigantesque, mais invisible, du dieu. Diderot avait eu déjà recours à cet exemple dans la Lettre sur les sourds. Pour lui alors, malgré l’exemple de Rubens18, une telle peinture était impossible, ou tout du moins relevait de la gageure :

« pourquoi le dieu ne paraissant alors qu’un homme décollé, sa tête, si majestueuse dans le poème, ferait-elle un mauvais effet sur les ondes ? Comment arrive-t-il que ce qui ravit notre imagination déplaise à nos yeux ? (Lettre sur les sourds, p. 44.)

Le dispositif diderotien consiste une fois de plus à superposer deux images, l’image virgilienne d’imagination et l’image matérielle du peintre. Le sublime colosse virgilien se retourne alors en abjection d’« un homme décollé », qui renverse doublement la figure paternelle, Neptune d’abord, Virgile ensuite.

La déconstruction de la figure s’incarne alors dans le rapport de l’œil à la scène, comme castration symbolique, où le visage du père est atteint et barré. Si la tête de Neptune sortant de l’océan pacifié devient une tête coupée flottant sur la mer, le Laocoon, autre figure ô combien emblématique, ne connaît pas un sort plus enviable :

« Toute scène a un aspect, un point de vue plus intéressant qu’aucun autre ; c’est de là qu’il faut la voir. Sacrifiez à cet aspect, à ce point de vue, tous les aspects ou points de vue subordonnés ; c’est le mieux. Quel groupe plus simple, plus beau que celui du Laocoon et de ses enfants ? Quel groupe plus maussade, si on le regarde par la gauche, de l’endroit où la tête du père se voit à peine, et où l’un des enfants est projeté sur l’autre ? Cependant le Laocoon est jusqu’à présent le plus beau morceau de sculpture connu. » (Fin du chap. V, pp. 507-508/68-69.)

<i>Laocoon et ses fils</i>, IIe siècle avant Jésus-Christ, Rome, Vatican

Laocoon et ses fils, IIe siècle avant Jésus-Christ, Rome, Vatican

Le point de vue depuis lequel la scène19 doit être idéalement regardée n’est posé que comme un préalable destiné à être transgressé par la déambulation autour de la statue. Le point de vue participe de l’a priori figural de la représentation, que la mise en œuvre du dispositif se doit de brouiller puis de rétablir, de défigurer puis de reconfigurer. La beauté du Laocoon se défait lorsque la statue est contournée latéralement, de façon, sciemment, à voiler le visage du père (« la tête du père se voit à peine ») et à écraser l’un sur l’autre ses enfants (« l’un des enfants est projeté sur l’autre »).

Une fois de plus, le geste créateur ne consiste pas à sculpter le Laocoon, qui est donné comme figure a priori de la représentation, mais à organiser sa disparition pour, ensuite, restaurer idéalement sa visibilité : « Cependant le Laocoon est jusqu’à présent le plus beau morceau de sculpture connu. » La castration symbolique (défection du père, écrasement des enfants) barre la figure, mais dans le même temps organise le trajet du regard, par la pulsation duquel l’objet peut, quand même, être atteint et maîtrisé.

III. Vers une poétique des liaisons

La ligne

Cette pulsation, qui rythme l’altération des figures et met en œuvre le dispositif scénique, est thématisée par le serpent :

« Le Laocoon souffre, il ne grimace pas. Cependant la douleur cruelle serpente depuis l’extrémité de son orteil jusqu’au sommet de sa tête. Elle affecte profondément sans inspirer de l’horreur. Faites que je ne puisse ni arrêter mes yeux, ni les arracher de dessus votre toile. » (Chap. IV, p. 489/43.)

Diderot reviendra, dans le Paradoxe sur le comédien, sur la nécessité de composer la douleur théâtrale, de ne pas en exhiber la réalité grimaçante, mais d’en produire l’artefact le plus esthétisé20, ce qui montre bien que, même déconstruite, la figure, avec tout ce qu’elle comporte de stylisation, de postures « académisées », demeure pour lui l’instrument fondamental de la représentation.

Mais l’expression des passions ne se traduit plus par un trait fixe : elle « serpente », c’est-à-dire qu’elle se constitue à la fois comme ligne et comme ondulation. On retrouve ici les termes par lesquels Hogarth a cherché à repenser la composition des formes, tant en peinture qu’en sculpture : « ligne ondulante » parcourt et unifie l’ameublement des maisons, ou suit la baleine des corsets (waving-line, chap. IX) ; la « ligne serpentine » s’enroule autour des cornes d’abondances et des os du squelette humaine qu’elle enveloppe de muscles, de chairs, de drapés (serpentine-line, chap. X). Ondulante et serpentine, elles constituent respectivement la « ligne de beauté » (line of beauty) et la « ligne de grâce » (line of grace), dont on retrouvera l’écho dans l’apostrophe au peintre qui ouvre le Salon de 1767 :

« Votre ligne n’eût pas été la véritable ligne, la ligne de beauté, la ligne idéale, mais une ligne quelconque altérée, déformée, portraitique, individuelle » (p. 522).

Sous l’influence de Hogarth, donc, Diderot pense la composition comme une ligne unique, et non plus comme un système de traits qui délimitent et font contraster les figures. Au jeu différentiel se substitue un système de liaison.

Notes

1

G. Genette, H. R. Jauss, J.-M. Schaeffer et alii, Théorie des genres, Seuil, 1986.

2

G. Genette, Figures II, Seuil, 1969, « Frontières du récit ».

3

Les références sont données dans l’édition de Laurent Versini, tome IV des Œuvres de Diderot, Laffont, Bouquins, 1996. Pour les Essais sur la peinture et les premiers Salons on a ajouté les références dans l’édition de Gita May et de J. Chouillet, Hermann, 1984, 2007.

4

« S’il ne fallait pour être artiste que sentir vivement les beautés de la nature et de l’art, porter dans son sein un cœur tendre, avoir reçu une âme mobile au souffle le plus léger, être né celui que la vue ou la lecture d’une belle chose enivre, transporte, rend souverainement heureux, je m’écrierais en vous embrassant, en jetant mes bras autour du cou de Loutherbourg ou de Greuze : “Mes amis, son pittor anch’io.” » (Salon de 1763, p. 268/225.) « Heureux celui qui, parcourant la vie des grands hommes, les approuve et ne les admire point, et dit : son pittore anch’io ! » (Pensées détachées sur la peinture, p. 1021.)

5

Le 25 janvier 1670, Le Brun avait chargé Henri Testelin de préparer une synthèse pédagogique des conférences de l’Académie et de mettre ainsi par écrit ce qui constituerait l’orthodoxie de l’enseignement académique. Testelin élabora six « tables de préceptes », qu’il publia en 1680 (Sentiments des plus habiles peintres du temps, sur la pratique de la peinture, recueillis et mis en tables de préceptes par H. Testelin), et dédia à Le Brun. Les éditions suivantes furent publiées à La Haye, Testelin, protestant, ayant été exclu de l’Académie en 1681. Les titres des tables de préceptes ont inspiré directement ceux des Essais sur la peinture de Diderot : « Sur l’usage du trait et du dessin », « Sur l’expression générale et particulière », « Sur les proportions », « Sur l’ordonnance », « Sur le clair et l’obscur », « Sur la couleur ». Voir Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. A. Mérot, énsb-a, 1996, pp. 297sq. Mais Diderot modifie l’ordre hiérarchique suivi par Testelin.

6

Prononcée lors des séances du 7 avril et du 5 mai 1668. Voir Conférences, op. cit., pp. 145sq.

7

Sur la figure chez Le Brun, et sa déconstruction par Diderot, voir S. Lojkine, L’Œil révolté, J. Chambon, 2007, chap. 2, « La figure et le moment ».

8

« L’expression des passions », Conférences, op. cit., p. 148.

9

« Sur le Saint Michel terrassant le démon de Raphaël », ibid., p. 62.

10

« Sur Les Israélites recueillant la manne dans le désert de Poussin », ibid., p. 103.

11

Testelin commence par distinguer deux écoles du dessin, celle « imitant le naturel dans la simplicité de sa forme » et celle « affectant un embellissement » pour se conformer à « la beauté des figures antiques ». Il prend parti pour l’imitation rigoureuse de la nature, mais s’arrange pour que cette imitation, toujours présentée comme un dépouillement des formes, une simplification des lignes, coïncide avec l’idéal antique, dont il prône l’étude, comme propédeutique à l’imitation naturelle, comprise comme imitation simple. (« Sur l’usage du trait et du dessin », 1675, Conférences, op. cit., pp. 305-311.) C’est cette coïncidence que les Essais commencent par démonter.

12

Digression de l’article Servandoni, p. 351, elle-même inspirée du chapitre I de l’Analyse de la beauté de Hogarth (1753). Mais Hogarth parle de « convenance » (fitness), d’adaptation des parties du corps à un but ou un dessein donné (to the uses they are design’d for), les « buts de la vitesse » (the purposes of speed) pour Mercure, les « buts de la plus grande force » (the purposes of the utmost strength) pour l’Hercule de Glycon. L’altération, la disproportion, ne sont donc que des « défauts apparents » (seeming faults) pour ceux qui, contrairement aux Anciens, n’ont qu’une connaissance insuffisante de l’anatomie ; elles révèlent au contraire une « beauté de convenance ou de propriété » (the beauty of fitness, or propriety). Chez Hogarth comme chez Testelin, l’imitation vraie de la nature rejoint l’idéal de la beauté grecque, et l’altération n’est qu’erreur de jugement.

13

De même, p. 499/57, « un système d’êtres un peu composé ».

14

D’une certaine manière, ce dispositif est déjà présent chez Testelin, dont la « Table première des préceptes de la peinture, sur le traict », comporte un croquis définissant, très explicitement, le tableau comme écran interposé entre l’œil et l’objet. L’interposition, comme les accolades, établit une division et matérialise l’activité scissionniste de toute poétique d’obédience aristotélicienne. Mais, dans la tradition d’Alberti, cet écran est envisagé comme fenêtre, donnant à voir l’objet à s’y méprendre, sans le moindre jeu ou effet de dissimulation. (Voir Conférences, op. cit., illustration p. 304.)

15

« La nuée qui entourait Énée s’ouvre en deux et se purifie en air transparent. » (Virgile, I, 586-7.)

16

Recherches sur les beautés de la peinture et sur le mérite des plus célèbres peintres anciens et modernes, par M. Daniel Webb. Ouvrage traduit de l’anglais par M. B*** [Claude-François Bergier]. Paris, Briasson, 1765.

17

Voir Henri Rey-Flaud, Comment Freud inventa le fétichisme…, Payot, 1994. Henri Rey-Flaud montre que la théorie freudienne du fétichisme a évolué d’un modèle anal (le fétiche comme substitut idéalisé d’un plaisir anal refoulé) vers un modèle scopique (le fétiche renvoyant à l’insaisissable objet du regard), qui nous intéresse ici.

18

Peut-être Diderot avait-il connaissance du tableau de Rubens représentant Le Voyage du cardinal infant de Barcelone à Gênes sous la forme du face à face de la flottille d’Énée et de Neptune en colère. Le tableau est actuellement conservé à Dresde, et une esquisse se trouve au musée des beaux-arts d’Anvers. Boucher dessine en 1735-1736 le cadre d’une page de titre pour le monument allégorique gravé en l’honneur de Sir Cloudesley Shovel représentant, sur le même modèle que Rubens, Neptune furieux courant avec son char sur les flots déchaînés (Vienne, Albertina).

19

Aucune référence à la peinture dans ce développement sur le point de vue : la peinture n’a pas nécessairement un point de vue unique pour Diderot, qui se plaît au contraire à s’en rapprocher, à s’en éloigner, à s’y promener. Le point de vue unique renvoie au dispositif de la scène théâtrale, dans le cadre de ce qu’E. Hénin appelle l’ut pictura theatrum : peinture, sculpture et théâtre procèdent conjointement du même espace scénique. Le théâtre à l’italienne est conçu pour un point de vue unique, idéal, quelque part au centre du parterre, étant entendu que ce point de vue… n’est pour ainsi dire jamais celui du spectateur dans la réalité ! On ne voit jamais ce qu’on devrait voir, et qu’on doit restituer mentalement.

20

« Une femme malheureuse, et vraiment malheureuse, pleure et ne vous touche point ; il y a pis, c’est qu’un trait léger qui la défigure vous fait rire ; c’est qu’un accent qui lui est propre dissonne à votre oreille et vous blesse ; c’est qu’un mouvement qui lui est habituel vous montre sa douleur ignoble et maussade ; c’est que les passions outrées sont presque toutes sujettes à des grimaces que l’artiste sans goût copie servilement, mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu’au plus fort des tourments l’homme garde le caractère d’homme, la dignité de son espèce. Quel est l’effet de cet effort héroïque ? De distraire de la douleur et de la tempérer. Nous voulons que cette femme tombe avec décence, avec mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien, au milieu de l’arène, aux applaudissements du cirque, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui remplira notre attente ? Sera-ce l’athlète que la douleur subjugue et que la sensibilité décompose ? ou l’athlète académisé qui se possède et pratique les leçons de la gymnastique en rendant le dernier soupir ? Le gladiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien, ainsi que le gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit, mais sont tenus de nous jouer une autre mort pour nous plaire, et le spectateur délicat sentirait que la vérité nue, l’action dénuée de tout apprêt serait mesquine et contrasterait avec la poésie du reste. » (P. 1387.)

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, « Les Essais sur la peinture : une poétique de la défiguration », conférence prononcée à l’université catholique de Louvain, Louvain-la-neuve, 19 novembre 2007.

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