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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le temps des images », préface au livre de Benoît Tane, Avec figures. Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2014
Le temps des images
Préface au livre de Benoît Tane,
Avec figures. Roman et illustration au XVIIIe siècle
Le magistère du texte
La lecture d’un roman
n’est pas associée aujourd’hui aux images : non seulement
le roman n’est pas illustré, préférant généralement pour sa
couverture même la typographie la plus sobre, mais, dans l’océan
des productions de la librairie contemporaine, entre guides de
voyages, cuisine, jardins, photographie et livres d’art, le roman
fait figure de continent du texte, d’îlot vivant de résistance
aux images.
Le roman est le
refuge de la lecture : on consulte, feuillette, regarde,
collectionne les albums, dictionnaires et autres livres ; mais
on lit le roman, au point qu’il investit les
théâtres et les festivals.
La lecture devient spectacle, un havre s’offre où les mots
reposent à l’abri des images. Le roman abstrait, découpe, et
déploie imaginairement la chambre obscure et mystérieuse de nos
réalités vives : il n’en fait pas trop, et
manifeste sa réserve ; il joue de la distinction souveraine que
procure aujourd’hui l’apanage distant et en même temps brutal
d’une textualité pure.
La littérature
classique n’échappe pas à ce retrait parfois hautain. Le roman
des Lumières s’édite et se lit en collection de poche, dans une
typographie serrée, sur papier médiocre, sans marge ni reliure, et
bien entendu sans images. Le texte triomphe et s’offre en fier
holocauste à une mort annoncée : ses derniers remparts sont
les programmes scolaires, eux-mêmes inexorablement érodés.
L’image entre deux
Il existe
pourtant une autre voie du roman, qu’explore ce livre. Du manuscrit
enluminé aux premières presses d’imprimerie, de la gravure sur
bois aux cuivres et aux nouveaux procédés qu’invente le
dix-neuvième siècle, l’ensemble de la production romanesque
occidentale, Flaubert et
Proust compris, s’est
accompagné d’images,
jusqu’à la rupture
photographique du
nouveau roman. Le
temps du magistère du texte fut aussi le temps des images. Aux
antipodes, le roman chinois classique,
avec des codes de représentation complètement différents, est
également illustré. La présence des images n’est pas
systématique, mais régulière : elle signale un best-seller,
ou indique une attention particulière ; elle manifeste
le prix de l’œuvre à
laquelle elle fournit son écrin. Venue après, généralement d’une
main étrangère à l’intention de l’écrivain,
l’image nous est donnée en
plus de la fiction qu’elle illustre, voire
à sa place. Sa
position est
celle inconfortable du
supplément : l’image vient après, elle est redondante par
rapport au texte ; mais sa redondance autorise son hétéronomie ;
l’image fait l’économie du texte, en dit d’avance, et plus
vite, l’acmé sinon le
dénouement. Vue d’abord
quand on ouvre le livre relié, produite dans une série et vendue
parfois séparément comme série avant la reliure, l’image ne se
décode pourtant qu’après le texte lu et s’aborde dans la
fiction d’une histoire toujours déjà connue : elle orne et
elle fonde, elle suit et elle précède, elle structure et elle
supplée.
 M. B fait monter Pamela en carrosse (Pamela 1742, vol. 2) - Gravelot Cette
suppléance de l’image dans le roman organise ce que Benoît Tane
désigne comme « entre-deux » : entre-deux matériel
et pratique d’une image conçue entre le support prétexte de la
fiction et les codes de la représentation visuelle, puis insérée
entre les pages ; entre-deux imaginaire d’une image qui
précède l’imagination du lecteur, la sollicite, et qui suit la
lecture, l’infléchit ; entre-deux symbolique enfin d’une
normalisation du texte par l’image, et d’une mise en échec par
l’œil de la norme suggérée.
Il faut, pour
comprendre ce jeu instable, se projeter dans une civilisation où
l’image ne représente pas une menace technologique, où elle fait
jeu égal avec le texte
et peut le redoubler sans le
rendre inaudible. Le
magistère incontesté du texte s’accommode d’un service des
images qui lui est profitable économiquement et symboliquement. Non
que ce redoublement du texte par l’image s’inscrive dans un
système sémiotique globalement harmonieux : texte et image se
débordent mutuellement, dans des registres et selon des codes qui ne
se superposent jamais parfaitement ; et
le jeu de normalisation et de subversion ne se répartit pas de façon
simple entre les deux media.
 Pamela quitte la maison de Mr B dans le Bedfordshire - Joseph Highmore L’image
thématise alors sa situation d’entre-deux. Benoît Tane remarque,
dans le corpus qu’il étudie, l’omniprésence de ces espaces
intermédiaires qu’apparemment chaque fois la fiction motive :
le parloir domestique de
Clarisse, où la jeune
fille reçoit ses
prétendants, n’est ni
l’espace retranché de sa
chambre, ni l’espace public où s’exerce la tyrannie familiale ;
la porte du jardin, où Lovelace l’attire et la précipite vers
l’enlèvement, échappe déjà à la juridiction paternelle, mais
ne tombe pas encore dans
l’extériorité de la chute et de l’infamie publique ; dans
le couvent de La Vie de Marianne,
où Mme de Miran a installé sa protégée, la sœur tourière et le
parloir jouent à nouveau un rôle essentiel qui n’est pas tant de
médiation que de réverbération du jeu instable de l’entre-deux ;
l’arrière-boutique de Mme
Dutour, où M. de Climal est surpris aux pieds de Marianne, le
cabinet de verdure où Marianne signifie sa rupture à Valville,
constituent autant d’espaces à double entrée, autant de seuils
entre le public et l’intime,
la déclamation et la réticence, les mouvements du cœur et le
tribunal du désir. Dans La Nouvelle Héloïse,
le bosquet du premier baiser de l’amour, comme le cabinet dans le
jardin de Mme de Miran, joue à la fois comme retraite et comme scène
d’exposition ; lorsque Saint-Preux, accablé par la honte et
le remords, quitte la maison de passe où il a trompé Julie sous les
quolibets des pensionnaires et des clients, Gravelot le dessine entre
le bordel et le carrosse, reprenant une disposition
de l’espace qu’il avait
mise en œuvre en 1742 dans Paméla,
dans un tout autre contexte,
et qui se retrouvera dans Le
Paysan perverti de Restif, dans
la scène où Edmond poignarde Ursule à la sortie de son carrosse,
ou dans celle où il est
écrasé par le carrosse de son neveu.
 Edmond fratricide (Paysan perverti, Esprit 1782, fig75) - Binet Quant à « La confiance
des belles-âmes », elle installe la réunion improbable de
Julie et de Saint-Preux sous les auspices de Wolmar devant la grille
de Clarens : encore un seuil, encore un entre-deux, qui
manifeste immédiatement à l’œil du lecteur la dangereuse
instabilité sur laquelle se fonde la sociabilité dont Rousseau
forme le projet et fictionalise la théorie. Ce
seuil devant la propriété de Clarens, qui évoque la porte du
jardin des Harlowe, la grille où apparaît la bohémienne de
Pamela,
ou
la scène de Valville au parloir illustrée par Schley en 1778,
se retrouve au début du
Paysan perverti, où
Binet représente Edmond et son frère à la porte de l’horloge, à
l’entrée de la ville d’Auxerre.
Restif multiplie les scènes
d’intimité épiée, où la
chambre avec son alcôve et sa porte entrouverte
ou vitrée,
où
le cabinet de verdure,
se présentent moins comme
les cadres délimités d’un tableau que comme des zones de transit,
d’échange et de médiation où se joue le passage tumultueux de la
fiction et se mime, ou s’anticipe, le glissement propre du regard
du lecteur, pris entre le flux du récit et la pause de la scène.
La découpe de la scène
 Paméla se fait dire la bonne aventure (Pamela 1742, vol. 1) - Gravelot Car, dans chacune
de ces gravures d’illustration découvertes entre les pages des
grands romans des Lumières, c’est bien une scène que nous
découvrons, c’est à la découpe d’une scène que l’illustrateur
s’est livré. Certes, la
gravure frontispice échappe parfois à la règle : Benoît Tane
étudie comment Rétif notamment, au seuil de chacune des huit
parties du Paysan perverti,
convoque et manipule les codes de l’allégorie. Sade fera de même
au seuil de Justine et
de
La Nouvelle Justine.
Mais que le modèle
sous-jacent soit Le Choix d’Hercule,
chez Sade, ou les tréteaux et le rideau du théâtre, chez Restif,
l’allégorie vient s’inscrire dans le dispositif de la scène.
Une telle
pratique, une telle convergence sémiologique des dispositifs de la
représentation, n’allait pas de soi, d’autant que le
terme même de scène ne
s’impose que progressivement, au cours du XVIIIe siècle, dans le
corpus romanesque. Chez Lesage, Challe, et même encore Marivaux, le
mot scène demeure
exceptionnel pour définir, dans
le roman même, une séquence narrative : on lui préfère
encore celui d’aventure, qui remonte aux pratiques médiévales du
récit. Dans La Vie
de Marianne, seule l’explication
de Mme Dutour en pleine rue avec le cocher qui a ramené Marianne de
l’église, et la dispute sur le prix de la course, est qualifiée
de scène, au sens de scandale. A la fin du siècle, au contraire, le
terme est devenu banal pour qualifier ce temps du roman que
précisément le dessinateur privilégie pour la gravure.
 Edmond surveillant Manon et M. Parangon (Paysan perverti, 1782, fig21) - Binet Les
premières gravures d’illustration, qui
apparaissent avec l’invention
de l’imprimerie, n’illustrent pas des scènes : jusqu’à
la fin du XVIe siècle, lorsque
l’image ne représente
qu’un épisode circonscrit du récit dans lequel elle s’insère,
cet épisode n’est
pas traité
comme scène, mais,
sur le mode épique ou sa dérision, comme performance ou
contre-performance : la
rencontre et le combat, la soumission et l’élévation, l’accueil
et l’exclusion ne désignent pas simplement les thèmes d’une
séquence narrative que
nous pourrions rétroactivement qualifier de scène ; ils
formatent symboliquement un agencement syntaxique des objets et des
figures de la représentation, c’est-à-dire un agencement où
l’espace de la représentation est subordonné à la syntaxe de ses
éléments. Les personnages
ne jouent pas une scène dans un espace : ils constituent des
signes qui composent un message ; l’espace, souvent réduit à
sa plus simple expression, n’est dans cette syntaxe qu’un signe
au milieu des autres. Cette économie de l’image remonte à
l’enluminure des premiers romans illustrés
et se perpétue par exemple à la Renaissance dans plusieurs éditions
vénitiennes illustrées
du Roland furieux.
Parallèlement, on voit
se développer, d’abord dans l’enluminure tardive, puis dans les
éditions illustrées les plus luxueuses, un nouveau mode
d’illustration, fourmillant de personnages : l’image
ambitionne de restituer la totalité de la progression narrative,
répétant le même personnage dans chacune des séquences
successives de son aventure. La gravure narrative utilise alors
l’espace de la représentation comme principe d’organisation et
vecteur de lisibilité des séquences. La perspective permet de
hiérarchiser des plans qui suivent l’ordre de la narration :
plus on remonte vers le fond de la gravure, plus on avance dans le
texte. La performance unique vient s’inscrire dans cet espace
narratif comme performance liminaire, que le chapelet des
micro-séquences de second et d’arrière-plan inscrit dans un
paysage et tend à discréditer symboliquement. L’espace prend
alors consistance comme espace de la carte : il est intéressant
de remarquer que plusieurs grands illustrateurs de la Renaissance
sont des cartographes.
 Julie embrasse Saint-Preux (Coll. compl. Londres, t1, 1774, NH fig1) - Moreau Les premières gravures
organisées comme des scènes émergent de cette organisation
narrative de l’illustration, qui découle elle-même d’une
dissémination du dispositif performatif : faute de place, ou
pour plus de lisibilité, l’illustrateur renonce à représenter
exhaustivement la narration, et ne retient que quelques épisodes à
l’arrière-plan de celui qu’il sélectionne, au devant, comme
séquence privilégiée. La scène naît donc, dans l’illustration,
d’un bricolage de l’ancienne performance et de la nouvelle
cartographie narrative. L’espace scénique de la gravure
d’illustration n’est pas immédiatement un espace théâtral :
il résulte d’abord de ce syncrétisme. Le cadre, le décor, le
paysage résultent d’une ruine de la performance, que la narration
a disséminée.
Un siècle et demie
plus tard, ce processus syncrétique est depuis longtemps achevé :
son rappel nous invite cependant à ne pas considérer la sélection
de la scène dans le tissu narratif comme une découpe, plus ou moins
arbitraire, dans le temps du récit, mais comme une insertion dans
l’espace des images, qui demeure toujours d’abord un espace
multiple. Pourquoi Rousseau demande-t-il à son illustrateur, pour la
première figure de La Nouvelle Héloïse, de dessiner non
« Le premier baiser de l’amour », selon le titre que
lui-même pourtant choisit, mais la défaillance de Julie après ce
baiser ? C’est bien parce qu’il ne découpe pas un moment,
mais s’inscrit dans un feuilletage du temps, que l’espace du
bosquet et le quadrillage de sa treille accueillent, accompagnent,
inscrivent le temps du récit dans une géométrie. La succession des
instants n’est plus immédiatement représentée, mais le chapeau
de Saint-Preux tombé en terre, le bruissement des frondaisons dans
le lointain, le banc duquel les deux jeunes femmes se sont levées,
où elles iront peut-être s’asseoir, spatialisent cette
succession. Quand Moreau le Jeune croit s’affranchir de ce qui lui
apparaît comme une prescription contradictoire de Rousseau en
dessinant, en 1774, le baiser même, il laisse subsister le chapeau
en terre et le mouvement de la robe glissant depuis le banc qui
indiquent un temps précédent, tandis que la disposition du cabinet
de verdure installe désormais les amants à son seuil, et leur
baiser à la frontière fragile de son intérieur et du parc :
voulant réduire le feuilletage, Moreau l’accentue donc, ou plus
exactement le dramatise.
Le moment de la scène
devient donc ce feuilletage du temps qui conduit Diderot, dans
l’article Composition
de l’Encyclopédie, puis dans les Salons, à définir
ce qui deviendra chez Lessing, puis Barthes, l’instant prégnant de
la scène. Il ne s’agit pas tant, pour l’illustrateur, de
sélectionner la scène la plus importante que d’entrer dans cet
espace hétérogène, de lui donner corps par la scène, de fédérer
par lui un avant et un après, un dedans et un dehors, un
accomplissement symbolique et le refus de cet accomplissement :
voilà qui justifie, historiquement aussi, pourquoi la gravure
d’illustration est une image entre deux, dans un espace au seuil,
et à double ouverture.
La fin des figures
Cette fédération des
hétérogènes constitutive de la scène que nous offre la gravure ne
saurait cependant être pensée exclusivement à partir d’un
processus historique de transformation des modes de création, de
composition et d’organisation des images. Ce processus a son
pendant dans les textes, et dans une histoire à faire de la mise en
récit : la force et l’originalité du livre de Benoît Tane
consistent à ne jamais séparer l’observation minutieuse des
gravures de l’analyse précise des textes qu’elles illustrent, à
toujours articuler une poétique du roman à une économie de
l’image : cette articulation fonde méthodologiquement la
description qu’il propose des dispositifs de la représentation
romanesque des Lumières, qu’il saisit à travers les quatre romans
majeurs de Marivaux, Richardson, Rousseau et Restif de la Bretonne.
 Edmond perd un bras (Paysan perverti, Esprit 1782, fig71) - Binet Pour penser cette
articulation, la notion de figure s’imposait. Figure ne désigne
pas ici le visage d’un personnage (le terme ne commencera à
prendre ce sens qu’à la fin du siècle), ni même le personnage
tout entier. Figure désigne d’abord, globalement et simplement, la
gravure : une édition avec figures est une édition illustrée.
Mais la figure est aussi le mécano de base de la rhétorique
classique : par la figure, on bascule donc d’une rhétorique
textuelle à une sémiologie de l’image, ou plus exactement on
demeure dans un indécidable entre-deux du texte et de l’image, de
la syntaxe et du dispositif scénique. Chez Marivaux, par exemple, le
corps de Marianne finit toujours par s’imposer comme révélateur
de vérité, par faire tableau contre les discours qui lui sont
opposés. Marianne fait bonne figure contre les figures du discours
qui cherche à l’atteindre et à la réduire. La Clarisse de
Richardson, de la même manière, se donne en spectacle dans la
résistance même et le retrait qu’elle oppose à sa famille puis à
son ravisseur : cette résistance la constitue en icône de la
vertu ; Clarisse devient figure par le théâtre qu’elle est
acculée à jouer, mais une figure paradoxale, qui prétend jouer sa
disparition. Dans La Nouvelle Héloïse, cette tension de la
figure vers sa disparition s’accentue : la défaillance de
Julie lors du premier baiser, sa présence invisible dans le lit
quand Saint-Preux lui rend visite (« l’inoculation de
l’amour »), la lassitude qui lui fait détourner le visage
lorsque son père la supplie à genoux d’épouser Wolmar (« la
force paternelle »), le geste de Claire voilant Julie sur son
lit de mort, chacune de ces scènes se déploie comme retrait de la
figure, déception, défiguration. La gravure opère ici comme
symptôme : l’impossibilité de faire le portrait de Julie, et
plus généralement la déconstruction systématique du spectacle
romanesque, s’inscrivent dans une stratégie d’écriture
concertée, cohérente avec les positions que défend Rousseau sur
l’image et sur le théâtre dans ses Discours et dans la
Lettre à D’Alembert sur les spectacles. Il faut même aller
plus loin, et Rousseau rencontre ici un mouvement de fond qui
traverse la fiction européenne du dix-huitième siècle : la
dépression des figures dessine une véritable histoire sémiologique
du roman des Lumières, dans laquelle la vertu apparaît comme une
dépréciation de la vérité, la présence comme l’exténuation de
la vertu, la perversion, comme le sursaut ultime de la figure. En
passant par ces différents équivalents symboliques, la figure se
démonétise progressivement : c’est-à-dire qu’elle se
débarrasse de son origine syntaxique, qui est aussi l’origine
médiévale de l’image.
La perversion libère
la figure et dans le même temps l’anéantit : Le Paysan
perverti, avec son exubérant programme iconographique de 82
estampes, semble faire triompher l’image. Pourtant Benoît Tane
montre que le motif matriciel du roman est la séduction et la
punition du regard : Restif démultiplie les scènes surprises
par effraction, insiste sur le dangereux savoir qu’elles délivrent.
Le prix de ce savoir et de la jouissance qu’il permet est la perte
de la figure : Edmond perd un bras,
puis les yeux, enfin son corps même. Le titre des deux dernières
estampes est évocateur : « Edmond aveugle », puis
« Edmond écrasé ».
On le voit,
l’entreprise de ce livre dépasse largement l’enquête d’où
elle est partie : lorsque Benoît Tane a commencé de
répertorier dans les bibliothèques, de collecter, photographier,
classer les estampes des livres qu’il se proposait d’étudier, ce
domaine d’étude était largement inexploré. Les catalogues, les
descriptions qui existaient étaient lacunaires, les reproductions
rares. Mais surtout, la gravure d’illustration relevait
essentiellement de la bibliophilie. Il revient à ce livre pionnier
de démontrer, par les rapprochements qu’il opère, et au delà de
l’existence ponctuelle d’une illustration en face d’un texte,
le rôle matriciel de l’image dans l’histoire et dans l’économie
des dispositifs romanesques. De l’inventaire des images, nous
passons ainsi, insensiblement, à une théorie du roman.
Pour mener à bien
cette enquête, Benoît Tane a participé à la création de la base
de données Utpictura18, qui compte aujourd’hui près de
12000 notices et est consultée par les internautes du monde entier.
Mais surtout il restitue par ce livre le plaisir et le sens d’une
circulation voluptueuse de la page imprimée à l’estampe :
peut-être est-ce ici que réside le secret d’une postérité
contemporaine du roman des Lumières ; dans la saveur et les
secrets d’un temps retrouvé des images.
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