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Soliman découvre Isabelle devant Ibrahim (Ibrahim, éd. 1723, vol. 3)

Date :
1723
Nature de l'image :
Gravure sur cuivre
Sujet de l'image :
LFr83 (1-4) in-12

Analyse

Ibrahim-Justinian meurt peu à peu de langueur d’avoir à vivre séparé d’Isabelle auprès du sultan Soliman. Celui-ci décide donc de faire enlever Isabelle et sa suivante Émilie à Monaco (pp. 280sq.), puis d’en faire la surprise à son ami.

« Il arriva donc qu’un matin Soliman l’allant visiter de meilleure heure qu’à l’accoûtumée ; & l’ayant fait passer insensiblement dans son anti-chambre, en s’appuyant sur une canne garnie d’or, qu’il portoit presque toûjours, lorsqu’il étoit en santé ; il voulut encore qu’il descendît ; afin, lui dit-il, qu’en prenant [308] l’air, il pût se fortifier davantage. Ibrahim qui ne cherchoit pas à conserver sa santé, n’obéït point au Sultan, par la raison dont il se servoit, pour lui persuader de descendre : mais il le fit au contraire dans la croyance qu’il eut que sa foiblesse étant extrêmement grande, plus il se donneroit d’agitation, plus il diminueroit ses forces, & s’approcheroit du tombeau.
Avec des desseins si differens, le Sultan & le Bassa descendirent dans la cour : & le grand Seigneur feignant de ne vouloir pas que le Bassa fît un trop long chemin à la fois, le fit appuyer sur la balustrade qui retranchoit la cour de son palais, & s’y appuya aussi bien que lui. A peine y avoit-il un demi quart d’heure qu’ils y étoient, lorsqu’ils virent entrer cent Janissaires tous vêtus de toile d’or, qui se rangerent des deux côtez. Le grand Visir surpris de cette pompe, demanda à Soliman ce que ce pouvoit être ; mais il lui dit en soûriant, qu’il falloit voir la fin de cette ceremonie pour s’en éclaircir. Le Bassa vit entrer l’Aga des Janissaires qui marchoit seul, magnifiquement paré. Il fut suivi du grand Thrésorier que les Turcs appellent Testardar, accompagné de cent esclaves habillez de velours cramoisi chamarré de passement d’or, portans [39] deux à deux de grandes corbeilles d’argent toutes pleines des plus riches ornemens dont les femmes du Levant se servent. En quelques-unes on voyoit des petits chapeaux, tous couverts de pierreries : des pianelles d’or garnies de turquoises & de rubis, des chemises en broderies d’or & de sperles ; des robes très-magnifiques, & qui étant mises confusément, faisaient un agréable mélange d edrap d’or frisé, de toile d’argent, & de velours à fonds d’or. La derniere de ces corbeilles n’étoit point à jour, & paroissoit remplie de toutes sortes de pierreries d’une valeur excessive. Ceux qui portoient ces précieux presens se rangerent le long de la balustrade où le Sultan & Ibrahim étoient appuyez : après cela il entra douze chariots pleins de jeunes filles esclaves superbement vêtuës, traïnez chacun par six chevaux blancs, & conduits par deux eunuques. Il parut ensuite trente autres filles vêtuës de draps d’or accompagnées d’autant d’esclaves noirs, ayant tous des chaînes & des colliers d’or massif. Ces esclaves s’étant mis à genoux, au lieu où l’Aga des Janissaires les plaça ; l’on vit entrer deux cens mulets chargez de tapisseries de drap d’or, de satin, de velours à fonds d’argent, de quarreaux tous couverts de [310] broderie qui sont les sieges de ce pays-là : & de quantité d’autres meubles magnifiques. Tout cela s’étant rangé avec un ordre merveilleux, vingt-quatre hommes s’avancerent, portant deux à deux douze coffres de la Chine garnis d’or & de pierreries qui s’étant placez comme les autres, laisserent voir douze esclaves portans des flambeaux couverts jusqu’au milieu de lames d’or, & plus éclatans par les pierreries qu’on voyoit dessus, que par la flamme qui les consumoit.
Jusque là le grand Visir avoit regardé cette ceremonie avec beaucoup d’admiration & d’étonnement : mais lors qu’après ces flambeaux, il vit que douze autres esclaves portoient un grand Dais de velours cramoisi, couvert d’un autre Dais encore plus élevé enrichi de plaques d’or, & dont les rideaux fermez alloient jusques à terre, il passa de l’étonnement à la douleur : principalement quand il vit que ce Dais étoit suivi d’un chariot couvert de toile d’or, attelé de six chevaux blancs, & accompagné de trente des plus belles esclaves qu’on eût jamais vüës, étant toutes à cheval, les cheveux épars, & habillées avec autant de magnificence que de galanterie. Car venant à se souvenir que cette pompe étoit toute pareille à celle que [311] les Empereurs Turcs font à leurs propres filles, lorsqu’ils les font conduire au palais de ceux qu’ils leur veulent donner pour maris, il crut que Soliman le vouloit enfin contraindre à épouser Asterie pour l’attacher entierement à son service : & dans cette pensée, il prenoit déja la resolution de perdre la vie, & par sentiment d’amour & par sentiment de religion, avant que d’y consentir. Mais il fut étrangement surpris lorsque le grand Seigneur eut fait signe à l’Aga des Janissaires de tirer les rideaux du Dais, de voir sur un cheval blanc tenu par deux esclaves noirs, son incomparable Isabelle. Ah Seigneur, s’écria-t’il en Italien, n’est-ce point une illusion, puis-je croire ce que je vois, & mes yeux ne me trompent-ils point ? Perdant le respect en cette rencontre, il alla malgré sa foiblesse, & sans attendre la réponse de Soliman, aider à descendre de cheval à la Princesse, & pour s’éclaircir entierement du doute où cette surprise l’avoit mis : il ne put toutesfois executer son dessein : car l’Aga des Janissaires lui avoit déja rendu ce service, & l’avoit conduite jusqu’au perron de la balustrade, où le Bassa la reçut. Cette Princesse ne l’avoit point encore vû, parce que lors qu’on avoit tiré les rideaux qui la cachoient [312], la vûë d’une si grande assemblée ne lui avoit pas permis de le remarquer, quoi qu’elle eût cherché des yeux avec soin, si elle ne le verroit point. Mais lors qu’Ibrahim s’avançant vers elle, la força par le son de sa voix à tourner les yeux vers lui, elle n’eut pas moins de joye qu’il en avoit ; mais elle n’eut pas tant d’étonnement : elle savoit qu’il étoit à Constantinople, & croyoit même que son enlevement avoit été fait par ses ordres, car Rustan ne lui en avoit rien voulu dire. Et quoique ce dessein violent ne lui fût pas agréable, elle ne sentit pourtant que de la joye en cette premiere vûë. La pâleur & le changement que la mélancolie d’Ibrahim avoit mis en son visage, ne lui donna pas même d’affliction, étant bien aise de voir des marques de son amour en celles de sa douleur. Est-il possible, Madame, lui dit Ibrahim que je voye encore une fois l’incomparable Isabelle, est-ce de l’amour ou de la fortune que je tiens cette grace ? ni de l’un ni de l’autre, lui repliqua en italien Soliman qui s’étoit avancé jusque sur le haut du perron, mais de l’amitié que j’ai pour toi, & du desir de te conserver la vie. Cette voix remit le respect dans l’ame d’Ibrahim, qui dit à la Princesse qu’elle voyoit le plus grand Monarque [313] du monde, de peur qu’elle ne rendît pas à Soliman l’honneur qui lui étoit dû. Isabelle voulut au même instant se jetter à ses pieds, lors que ce Prince la relevant contre la coûtume des grands Seigneurs, & la regardant avec beaucoup d’admiration, je ne m’étonne plus, dit-il à Ibrahim, si l’amour a été plus fort en toi que l’amitié : & si la vûë d’une si merveilleuse personne t’étoit plus chere que toutes mes faveurs. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir tant de spectateurs de ta felicité ce sera assez si tu souffres que je la partage avec toi. En disant cela, il commanda à l’Aga des Janissaires de faire mettre dans le palais d’Ibrahim ce qu’on y avoit apporté, & de renvoyer tout le monde, excepté ceux qui devoient servir la Princesse. » (Ibrahim ou l’illustre Bassa, Seconde partie, Livre troisième)

Si la venue d’Isabelle guérit bientôt Ibrahim de sa langueur, c’est au Sultan de se porter moins bien : il s’éprend d’Isabelle...

Sources textuelles :
Scudéry, Ibrahim, ou l’illustre Bassa (1641)
Seconde partie, livre troisème

Informations techniques

Notice #006606

Image HD

Identifiant historique :
A5925
Traitement de l'image :
Photographie numérique
Localisation de la reproduction :
Collection particulière (Cachan)